LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Kouprine

(Куприн Александр Иванович)

1870 – 1938

 

 

 

 

LE BRACELET DE GRENATS

(Гранатовый браслет)

 

 

 

1910

 

 

 

 

 


Traduction de Henri Mongault, Paris, Bossard, 1922.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

 

 

 

 



I

Vers la mi-août, la nouvelle lune amena brusquement une affreuse période d’in­tempéries comme seules en connaissent les côtes septentrionales de la Mer Noire. Tantôt, pendant des journées entières, un épais brouillard couvrait la terre et la mer, et l’énorme sirène du phare beuglait, nuit et jour, tel un taureau furieux. Tantôt, d’un matin à l’autre, tombait sans interruption une pluie fine comme de la poussière d’eau, chan­geant les chemins et les sentiers argileux en un épais bourbier où s’enfonçaient désespéré­ment camions et voitures. Tantôt s’élevait du nord-ouest, du côté de la steppe, un furieux ouragan : et alors les cimes des arbres se balan­çaient sans cesse, pliant et se redressant comme des vagues sous la tempête, les toits en tôle des villas grondaient pendant la nuit comme si quelqu’un eût couru sur eux en souliers ferrés, les châssis des fenêtres tressaillaient, les portes claquaient et les tuyaux de cheminée hurlaient sauvagement. Quelques barques de pêche se perdirent au large, deux ne revinrent pas : quinze jours plus tard, les corps des pêcheurs furent rejetés à divers endroits du rivage.

Les baigneurs, pour la plupart Grecs et Juifs, gais et méfiants comme tous les Méridionaux, s’étaient hâtés de regagner la ville voisine. Sur la route détrempée s’allongeaient des files de charrettes, surchargées des plus hétéroclites ustensiles de ménage : matelas, divans, coffres, chaises, lavabos, samovars. À travers la mousseline opaque de la pluie, ce pitoyable bagage semblait usé, sale, misérable ; les servantes et cuisinières, juchées tout en haut sur une bâche mouillée, tenaient en mains des fers à repasser, des boîtes en fer-blanc et des paniers d’osier ; les chevaux harassés et en sueur s’arrêtaient à tous moments, tremblant des genoux, fumant et les flancs dilatés ; les voituriers encapuchonnés de nattes proféraient des injures à voix enrouée ; tout le charroi dégageait une impression triste, pénible, navrante. Plus lamentables encore paraissaient les villas désertées, devenues soudain immenses, vides et nues, avec leurs vitres brisées et leurs parterres saccagés, où erraient des chiens abandonnés et s’amoncelaient des tas d’ordures : bouts de cigarettes, papiers, tessons, écailles, cartons et fioles pharmaceutiques.

Mais au commencement de septembre, brusquement le temps changea. Les jours se succédèrent calmes et sereins, plus clairs, plus ensoleillés, plus chauds qu’au mois de juillet. Dans les champs desséchés, l’araignée d’automne jeta sur la pointe des chaumes l’éclat vacillant de sa toile. Les arbres apaisés se résignaient à laisser choir leurs feuilles jaunes, silencieusement.

La princesse Véra Nicolaïèvna Cheïne, femme du maréchal de noblesse de la province, n’avait pu quitter la plage, par suite de réparations à son hôtel. Et elle goûtait maintenant pleinement la joie des beaux jours tardifs, du silence, de la solitude, de l’air pur et de la brise salée, caresse légère de la mer.

 

II

En outre, c’était aujourd’hui sa fête — le 17 septembre. De charmants et lointains souvenirs d’enfance lui rendaient ce jour à jamais cher, et toujours elle en attendait quelque surnaturel bonheur. Ce matin, avant de partir en ville où l’appelaient des affaires urgentes, son mari avait déposé sur sa table de nuit un écrin renfermant de splendides boucles d’oreilles en perles piriformes, et ce cadeau avait encore accru son allégresse.

Elle était seule dans toute la maison. Son frère Nicolas, vieux garçon qui vivait d’ordinaire avec eux, avait dû également se rendre en ville, au tribunal près duquel il exerçait les fonctions de procureur-substitut. Son mari avait promis d’amener à dîner quelques amis choisis parmi les plus intimes. Quelle chance que sa fête coïncidât avec leur séjour à la campagne ! En ville, il eût fallu donner un grand dîner, peut-être même un bal, tandis qu’ici on pouvait se contenter des plus minimes dépenses. En dépit — ou peut-être à cause — de sa situation fort en vue, le prince Cheïne joignait difficilement les deux bouts. Son immense patrimoine avait été fortement compromis par les dilapidations de ses ancêtres, et pourtant, il devait vivre au-dessus de ses moyens : les réceptions, la bienfaisance, la toilette, les chevaux, etc... exigeant beaucoup d’argent. La princesse Véra, dont l’ancienne passion pour son mari s’était depuis longtemps muée en une sincère, solide et fidèle amitié, l’aidait de toutes ses forces à éviter la ruine complète. Sans qu’il s’en doutât, elle se refusait bien des choses, et réduisait autant que possible son train de maison.

En ce moment, elle marchait par le jardin, attentive à couper avec des ciseaux des fleurs pour orner la table. Dans les plates-bandes nues et mal tenues, de gros œillets multicolores se dressaient encore çà et là, quelques giroflées ponctuaient de rares fleurs leurs fines gousses vertes à odeur de chou, et pour la troisième fois de l’année, les rosiers ouvraient de maigres boutons, rapetissés et comme dégénérés. Cependant dahlias, pivoines et asters étalaient leur froide et orgueilleuse beauté et répandaient dans l’air léger une odeur automnale, herbacée et mélancolique. Les autres fleurs, après leurs superbes amours et leurs trop plantureuses maternités estivales, couvraient doucement la terre des innombrables germes de la vie future.

Tout près, sur la route, se firent entendre les sons familiers d’une trompe d’automobile à trois tons, annonçant l’arrivée d’Anna Nicolaïèvna Frièssé, sœur de la princesse Véra, à qui, dès le matin, elle avait promis par téléphone de venir l’aider dans ses préparatifs de réception.

Véra se dirigea à la rencontre de sa sœur ; son ouïe fine ne l’avait point trompée : au bout de quelques instants, une élégante limousine s’arrêta devant le portail, et, sautant adroitement de son siège, le chauffeur ouvrit la portière.

Les deux sœurs s’embrassèrent tendrement. Depuis l’enfance, une chaude et prévenante amitié les unissait. Physiquement, elles différaient étrangement. L’aînée, Véra, tenait de sa mère, superbe Anglaise, une haute taille flexible, un visage tendre, mais froid, de belles mains un peu trop grandes, et une admirable chute d’épaules, comme en montrent les anciennes miniatures. La cadette au contraire avait hérité le sang mongol de son père, prince tatare, dont l’aïeul ne s’était fait baptiser qu’au commencement du XIXe siècle, et qui descendait directement de Tamerlan, ou plutôt Lang-Temir, ainsi qu’il nommait fièrement en langue tatare ce grand buveur de sang. D’une demi-tête plus petite que sa sœur, plutôt large d’épaules, Anna était toute vivacité, légèreté, raillerie. Ses pommettes saillantes, ses yeux bridés que la myopie lui faisait continuellement cligner, l’expression hautaine de sa petite bouche sensuelle et en particulier de sa grosse lèvre inférieure légèrement proéminente, tout son visage accusait fortement le type mongol. Il s’en dégageait pourtant un insaisissable, un incompréhensible charme, émanant peut-être du sourire, peut-être de la profonde féminité des traits, peut-être de la mimique effrontément coquette. Sa gracieuse laideur excitait et retenait l’attention des hommes beaucoup plus fréquemment et plus profondément que l’aristocratique beauté de sa sœur.

Son mari, fort riche et fort sot, ne faisait absolument rien, mais était attaché à une vague institution de bienfaisance et avait le titre de gentilhomme de la Chambre. Bien qu’elle le détestât, elle lui avait pourtant donné un fils et une fille, puis s’était décidée à ne plus être mère et avait tenu parole. Quant à Véra, elle désirait ardemment des enfants, et même le plus possible, mais ses espérances demeurant vaines, elle adorait d’un amour ardent et maladif ceux de sa sœur, gentils et anémiques, toujours corrects et obéissants, aux visages pâles comme de la farine, et aux cheveux de lin bouclés comme des perruques de poupée.

Le caractère d’Anna était pétri d’incohérence joyeuse et de charmantes, parfois étranges contradictions. Elle s’adonnait volontiers aux flirts les plus risqués dans toutes les capitales et toutes les villes d’eau de l’Europe, mais ne trompait jamais son mari, dont elle se moquait pourtant, à sa barbe comme derrière le dos ; fort dépensière, elle aimait follement les jeux de hasard, les danses, les impressions violentes, les spectacles équivoques, fréquentait à l’étranger les cafés mal famés ; mais se signalait en même temps par une bonté généreuse et par une sincère et profonde piété qui l’avait même amenée à se convertir secrètement au catholicisme. Son dos, sa poitrine et ses épaules étaient d’une rare beauté ; quand elle allait à quelque bal paré, elle se décolletait beaucoup plus que ne le permettaient la mode et les convenances, mais on prétendait que, sous sa robe si bas échancrée, elle portait toujours un cilice.

Véra, par contre, se montrait d’une sévère simplicité, d’une froide et quelque peu hautaine amabilité avec tout le monde ; indépendante, elle ne se départissait jamais d’un calme vraiment royal.

 

III

— Mon Dieu, qu’il fait bon ici ! qu’il fait bon ! répétait Anna, trottinant à petits pas rapides à côté de sa sœur. Allons, si tu le veux bien, nous asseoir sur le banc tout en haut de la falaise. Il y a si longtemps que je n’ai vu la mer. Et quel air délicieux : le cœur exulte rien qu’à le respirer ! L’été dernier, à Miskhor, en Crimée, j’ai fait une découverte. Sais-tu ce que sent l’eau de mer à marée montante ? Le réséda, ma chère.

Véra eut un sourire câlin.

— Quelle riche imagination tu as !

— Non, non. Je me souviens qu’une fois,. vous vous êtes tous moqués de moi quand j’ai prétendu trouver une nuance rose au clair de lune. Eh bien ! ces jours derniers, le peintre Boritskiï — celui qui fait mon portrait — m’a dit que j’avais raison et que tous les artistes savaient cela depuis longtemps.

— C’est ton nouveau flirt, ce peintre ?

— Tu ne sais qu’inventer, répliqua Anna en riant. Elle gagna rapidement le bord de la falaise abrupte, plongea ses regards dans l’abîme, et brusquement poussa un cri d’effroi et se rejeta en arrière en pâlissant.

— Comme c’est haut ! murmura-t-elle d’une voix affaiblie et tremblotante. Quand je regarde d’une aussi grande hauteur, je ressens toujours dans la poitrine un chatouillement à la fois délicieux et irritant... et une crispation dans les doigts de pied... Et pourtant, cela m’attire, cela m’attire...

Elle allait encore une fois se pencher, mais sa sœur la retint.

— Anna, chérie, au nom du ciel ! La tête me tourne quand je te vois si près du bord. Assieds-toi, je t’en prie.

— Calme-toi, je m’assieds. Regarde comme c’est beau. Impossible de se rassasier les yeux de ce spectacle ! Si tu savais comme je remercie Dieu des merveilles qu’il a créées pour nous !

Toutes deux se turent un instant. Sous leurs pieds à une énorme profondeur s’étendait la mer. Du banc où elles étaient assises, on n’apercevait point le rivage, ce qui augmentait encore la sensation de majesté et d’infini. Joyeuses et caressantes, les vagues azurées se déroulaient indolemment ; des stries brillantes et unies signalaient le courant et une barre d’un bleu foncé fermait l’horizon.

Non loin du rivage, des barques de pêche, difficilement discernables à l’œil nu — tant elles semblaient petites — sommeillaient au bercement des flots, tandis qu’au large un trois-mâts, revêtu de haut en bas d’uniformes voiles blanches harmonieusement bombées par le vent, paraissait immobile et comme suspendu en l’air.

— Je te comprends, remarqua pensivement la sœur aînée, mais sur moi la mer agit différemment. Quand, après une longue absence, je l’aperçois de nouveau, elle m’émeut, me réjouit, me trouble. Je crois toujours me trouver pour la première fois en présence de cette solennelle merveille. Puis, lorsque je m’y suis habituée, son vide, sa monotone étendue m’oppressent. Elle m’ennuie et je tâche de ne plus la regarder.

Anna sourit.

— L’an dernier, dit-elle malicieusement, nous partîmes de Ialta en grande cavalcade pour Outch-Koche, tu sais, tout là-haut au-dessus de la cascade. Nous fûmes d’abord pris dans le brouillard, il faisait très humide et très sombre et nous montions par un sentier escarpé entre les pins. Et tout d’un coup, au sortir du bois, la brume se dissipa. Nous nous trouvions sur une étroite avancée de rochers avec l’abîme sous nos pieds. Les villages en bas ressemblaient à des boîtes d’allumettes, les bois et les jardins à des touffes d’herbe. Tout le paysage s’étalait vers la mer, comme une carte de géographie. Et au loin, là-bas, la mer ! Jusqu’à cinquante verstes au large. Je me crus prête à m’envoler. Quelle beauté, quelle légèreté ! Enthousiasmée, je me retournai et dis au guide : « C’est beau, n’est-ce pas, Seïd Ogly ? » Et lui répondit en claquant de la langue : « Eh ! Madame, je vois cela tous les jours, si vous saviez comme j’en ai assez ! »

— Merci de la comparaison, dit Véra en riant. Vois-tu, nous autres, gens du nord, ne comprendrons jamais bien le charme de la mer. J’aime la forêt. Te rappelles-tu la nôtre à Iégorovskoïe ?... Peut-on jamais se lasser de la forêt ?

— Oh moi, tu sais, j’aime tout, répondit Anna, et surtout ma petite sœur, ma raisonnable Vérineka. Ne sommes-nous pas seules au monde ?

Elle se jeta au cou de son aînée et demeura serrée contre elle joue contre joue. Mais soudain elle se dégagea :

— Suis-je bête ! Nous sommes là à nous laisser émouvoir par la nature comme dans un roman, et j’ai oublié mon cadeau. Regarde. J’ai peur qu’il ne te plaise pas.

Elle tira de son sac à main un petit carnet curieusement relié : sur un vieux velours bleu passé et usé par le temps, un filigrane d’or terni entrelaçait son dessin compliqué, d’une adorable finesse, œuvre d’un artiste patient et consommé. Le carnet pendait à une chaînette d’or menue comme un fil, et renfermait en guise de feuilles de minces tablettes d’ivoire.

— Quel délicieux, quel ravissant bibelot ! s’exclama Véra en embrassant sa sœur. Merci, merci. Où as-tu trouvé ce trésor ?

— Chez un antiquaire. Tu connais ma manie de fouiller dans les vieilleries. C’est ainsi que j’ai déniché ce livre d’heures, car c’en est un : regarde, ici l’ornement a la forme d’une croix. À parler franc je n’ai trouvé que la reliure, et j’ai dû inventer tout le reste : tablettes, fermoir, crayon. J’ai eu beau expliquer à Molliné ce que je voulais, il n’est pas arrivé à comprendre. Je désirais un fermoir du même style que le décor, de ton mat, vieil or et finement ciselé, et il a mis je ne sais quelle horreur à la place. Mais la chaînette est bien ancienne, véritable travail vénitien.

Véra ravie examinait la jolie reliure.

— Quel âge peut bien avoir ce petit livre ? demanda-t-elle.

— Je n’ose fixer une date précise. Il doit remonter à la fin du XVIIe ou au milieu du XVIIIe siècle.

— C’est étrange, dit Véra en souriant pensivement. Je tiens en mains un objet qu’ont peut-être manié la Pompadour ou la reine Louise... Franchement, Anna, changer un livre d’heures en un carnet de dames, c’est là une espièglerie que toi seule pouvais inventer !... Mais il est temps de jeter un coup d’œil sur le ménage.

Elles gagnèrent la maison le long d’une grande terrasse en pierre, close de tous côtés d’une treille touffue. D’opulentes grappes de raisin noir « Isabelle », exhalant une légère odeur de fraise, pendaient lourdement dans le feuillage sombre où le soleil posait des plaques d’or. Les espaliers tamisaient une lumière verdâtre, qui pâlit soudain les visages des deux femmes.

— Tu feras servir ici ? demanda Anna.

— C’était en effet mon intention. Mais les soirées sont fraîches. Nous serons mieux dans la salle à manger. Ces messieurs pourront venir fumer ici.

— Attends-tu quelqu’un d’intéressant ?

— Je l’ignore encore. Je sais seulement que « grand-père » viendra.

— Ah, ce cher grand-père, quel plaisir ! s’écria Anna en battant des mains. Voilà, je crois bien, cent ans que je ne l’ai vu.

— Nous aurons ma belle-sœur, et, je crois, le professeur Spiéchnikov. Aussi hier ai-je complètement perdu la tête. Tu sais que tous deux — grand-père et le professeur — sont de fins gourmets. Mais, pas plus en ville qu’ici, on ne peut rien trouver, à n’importe quel prix. Luc a pu acheter des cailles à un chasseur de ses amis et s’ingénie à les préparer savamment. Il a aussi mis la main sur un assez bon rostbeaf — hélas ! l’inévitable rostbeaf — et sur de très belles écrevisses.

— Eh bien, mais c’est parfait. Ne te tourmente pas. Soit dit entre nous, la bonne chère est aussi ton péché mignon.

— Il y aura pourtant une rareté. Ce matin un pêcheur nous a apporté un « coq de mer[1] », un véritable monstre : il fait peur à voir.

Anna, curieuse jusqu’à l’avidité de tout ce qui la concernait comme de tout ce qui ne la concernait pas, exigea tout de suite qu’on lui montrât cette bête extraordinaire.

Le cuisinier Luc, grand diable efflanqué, au visage glabre et jaunâtre, apporta une longue poissonnière blanche qu’il tenait soigneusement par les anses, attentif à ne pas répandre d’eau sur le parquet.

— Douze livres et demie, Excellence, dit-il en se rengorgeant avec l’amour-propre spécial aux cuisiniers. Nous venons de le peser.

Trop grand pour le récipient, le poisson gisait au fond, la queue repliée. Ses écailles chatoyaient de reflets d’or, ses nageoires brillaient d’un rouge vif, et sur chaque côté de son museau rapace s’élevaient deux longues ailes d’un bleu tendre plissées en éventail. Encore vivant il jouait convulsivement des ouïes.

Anna lui toucha la tête du petit doigt, mais le « coq », ayant soudainement frétillé de la queue, elle retira sa main en jetant un cri strident.

— Que Votre Excellence ne se tourmente pas, nous arrangerons tout pour le mieux, proféra le cuisinier qui semblait comprendre l’inquiétude de Véra. Un Bulgare nous a apporté tantôt deux melons superbes : ils rappellent les cantaloups, mais avec une odeur beaucoup plus aromatique. Je me permets encore de demander à Votre Excellence à quelle sauce servir le poisson : tartare, polonaise ou meunière ?

— Faites comme vous voudrez. Allez ! ordonna la princesse.

 

IV

Dès cinq heures apparurent les premiers invités. Le prince Vassiliï Lvovitch amena sa sœur Lioudmila Lvovna Dourassov, bonne grosse veuve taciturne, son beau-frère Nicolas Nicolaïévitch, la célèbre pianiste Jenny Reiter, amie de pension de la princesse Véra (toutes deux avaient été élevées à l’Institut Smolniï) et un jeune et riche mauvais sujet, connu de toute la ville sous le sobriquet de Vassioutchok[2], et fort précieux en société pour ses talents de chanteur, déclamateur et organisateur de tableaux vivants, spectacles et bazars de charité. Le mari d’Anna survint ensuite en automobile accompagné du vice-gouverneur von Sekk et du gros professeur Spiéchnikov, énorme masse rasée et hideuse. Enfin le général Anossov arriva dans un bon landau de louage, escorté de deux officiers : le colonel d’état-major Ponamariov, maigre et bilieux, vieilli avant l’âge, épuisé par un écrasant travail de bureau, et le lieutenant de hussards de la garde Bakhtinskiï, qui passait à Pétersbourg pour un danseur idéal et un incomparable commissaire de bal.

Le général Anossov, grand vieillard obèse, descendit péniblement du marchepied, s’appuyant d’une main à l’accotoir du siège, et de l’autre au dossier de la voiture. De la main gauche il tenait un cornet acoustique, et de la droite, une canne à embout de caoutchouc. Il avait le visage rouge, gros et commun, le nez charnu, et des yeux clignotants aux globes renflés en demi-cercles, empreints de cette expression débonnairement majestueuse, légèrement méprisante, particulière aux gens courageux et simples qui ont souvent vu le danger et la mort en face. Les deux sœurs, l’ayant reconnu de loin, accoururent à temps pour le soutenir sous chaque bras à sa descente de voiture, moitié plaisamment, moitié sérieusement.

— J’ai l’air d’un archevêque ! s’écria le général d’une agréable voix de basse voilée.

— Cher grand-père, dit Véra d’un ton de léger reproche. Nous vous attendons tous les jours, mais vous ne daignez même pas faire une apparition.

— Notre midi a fait perdre toute conscience à grand-père, reprit Anna. Vous pourriez, il me semble, vous souvenir de votre filleule. Vous jouez les Don Juan, Monsieur et vous avez complètement oublié notre existence...

Découvrant sa tête imposante, le général baisa à tour de rôle la main aux deux sœurs, puis les embrassa sur les joues et leur baisa de nouveau la main.

— Mes petites filles... attendez... ne me grondez pas, dit-il enfin en interrompant chaque mot de soupirs causés par un asthme invétéré. Ma parole d’honneur... ces maudits docteurs... ont baigné tout l’été mes rhumatismes... dans je ne sais quelle infecte... et puante bouillie... Et ils ne me laissaient pas partir... Vous êtes les premières... chez qui je viens... Je suis ravi.. de vous revoir... Êtes-vous toujours bien portantes ?... Vérotchka... te voilà devenue une véritable lady... le portrait vivant de ta mère... Eh bien, quand serai-je parrain ?

— Oh ! grand-père, je crains que ce ne soit jamais.

— Ne perds pas espoir... Prie le bon Dieu... Et toi, Anna, tu n’as pas du tout changé... À soixante ans... tu seras encore... pétulante comme une libellule... Mais attendez, que je vous présente mes officiers...

— Il y a longtemps que j’ai eu cet honneur ! dit en s’inclinant le colonel Ponamariov.

— J’ai déjà été présenté à la princesse à Pétersbourg, fit de son côté le hussard.

— Dans ce cas-là, Ania, je te présente le lieutenant Bakhtinskiï, danseur et tapageur, mais excellent cavalier. Bakhtinskiï, mon bon, retire donc de la voiture... là, c’est cela... parfait... En route, mes enfants... Que vas-tu nous faire manger, Véra ?... Depuis ma cure... j’ai un appétit... de sous-lieutenant...

Le général Anossov, ami dévoué du feu prince Mirza Boulat-Touganovskiï, avait, à la mort de celui-ci, reporté toute sa chaude amitié sur les filles de son vieux camarade. Il les connaissait depuis leur plus tendre enfance et avait même été parrain d’Anna. À cette époque il était — tout comme aujourd’hui — gouverneur de K..., grande forteresse à moitié déclassée, et fréquentait quotidiennement les Touganovskiï. Les enfants l’adoraient pour ses gâteries, ses cadeaux, ses loges au cirque et au théâtre, et les jeux entraînants auxquels, mieux que personne, il les initiait. Mais ce qui les enchantait le plus et laissait dans leur mémoire les plus fortes impressions, c’étaient ses récits de campagnes, de batailles, de campements au bivouac, de victoires et de retraites, de morts, de blessures, de froids rigoureux — lentes histoires d’allure tranquillement épique, racontées entre le thé du soir et l’heure détestée où l’on envoie les enfants dormir.

À la jauge de nos mœurs actuelles, ce débris du passé paraît une figure gigantesque et étrangement pittoresque. En lui fusionnaient harmonieusement ces traits simples, mais touchants et profonds, qui, même de son temps, étaient plus rares chez les soldats que chez les officiers, ces traits purement russes, rudes et frustes, dont la réunion compose une noble figure, rend notre soldat invincible et en fait un martyr et presque un saint, — ces traits consistant en une foi simple et naïve, une manière d’envisager gaiement et tout bonnement la vie, un courage froid et résolu, une humble résignation devant la mort, une pitié généreuse envers les vaincus, une patience infinie, et une incroyable endurance physique et morale.

Depuis l’expédition de Pologne, Anossov avait pris part à toutes les campagnes, sauf à celle de Mandchourie. Il eût, sans hésitation, participé à cette guerre, mais il ne reçut pas d’ordre d’appel et il avait toujours observé cette règle, fort belle en sa modestie : « ne cours pas à la mort sans y être appelé ». Durant sa longue carrière, il ne lui était jamais arrivé de frapper un soldat. Lors de l’insurrection polonaise, il refusa un jour de fusiller des prisonniers, malgré l’ordre qui lui en fut donné de vive voix. « Des espions, mon colonel, je les ferai fusiller tant que vous voudrez, et les tuerai même de ma main, si bon vous semble, mais des prisonniers, impossible ! ». Et il prononça ces paroles si simplement, si respectueusement, sans une ombre de défi ou de pose, en fixant son chef d’un regard si clair et si ferme, qu’au lieu de le faire fusiller lui-même, celui-ci n’insista pas et le laissa tranquille.

Pendant la guerre de 1877-1879, il parvint rapidement, malgré son instruction rudimentaire, au grade de colonel. Il fut de la traversée du Danube, du passage des Balkans, de l’attente sur la Chipka, de la dernière attaque de Plevna. Il fut blessé une fois grièvement, quatre fois légèrement, et cruellement contusionné à la tête par un éclat de grenade. Radetsky et Skobelev le tenaient en particulière estime. Skobelev dit un jour : « Je connais un officier beaucoup plus courageux que moi : c’est le major Anossov. »

De cette campagne il ramena une surdité à peu près complète, un pied malade dont on avait dû amputer trois doigts gelés pendant le passage des Balkans, et un terrible rhumatisme attrapé sur la Chipka. Deux ans plus tard on voulut lui faire prendre sa retraite, mais il s’entêta et fut fort à propos soutenu par le gouverneur de la province, qui avait été témoin de sa froide bravoure pendant la traversée du Danube. Finalement Pétersbourg ne voulut pas chagriner ce soldat émérite et le nomma gouverneur à vie de la forteresse de K..., fonction plus honorifique que nécessaire à la défense nationale.

En ville, grands et petits le connaissaient et raillaient gentiment ses faiblesses, ses manies, et son accoutrement. Toujours sans épée, il s’affublait d’une redingote démodée, se coiffait d’une casquette à larges bords et à énorme visière, brandissait de la main droite une canne, de la gauche un cornet acoustique, et avait inévitablement à ses trousses deux doguins gras, paresseux et enroués, qui laissaient sans cesse pendre un bout de langue tout mordillé. S’il rencontrait des amis au cours de sa promenade matinale, on entendait dans toutes les rues avoisinantes sa voix criarde à laquelle faisaient chorus les aboiements de ses chiens.

Comme beaucoup de sourds, il adorait l’opéra et parfois, au beau milieu de quelque langoureux duo, sa basse profonde déclarait péremptoirement : « Diable m’emporte ! comme il donne purement le do : on dirait qu’il casse des noisettes. » Un rire discret courait par tout le théâtre, mais le général ne s’en doutait même pas : dans sa naïveté il croyait avoir chuchoté son impression à son voisin.

En qualité de gouverneur militaire, il visitait assez fréquemment — toujours flanqué de ses doguins à la voix rauque — le corps de garde où les officiers aux arrêts se reposaient fort confortablement des fatigues du service en jouant au whist, prenant le thé et racontant des anecdotes. Ponctuellement il demandait à chacun d’eux son nom ? qui l’avait mis aux arrêts ? pour combien de jours ? pour quelle faute ? Parfois il complimentait un officier coupable d’un acte hardi, bien qu’illégal ; parfois aussi il en tançait vertement un autre et s’emportait si fort qu’on l’entendait de la rue. Mais ayant crié tout son soûl, il s’informait ensuite, sans aucune pause ni transition, d’où l’officier puni faisait venir ses repas et quel prix il les payait. Il arrivait parfois qu’un sous-lieutenant — brebis égarée venue subir de longs arrêts, du fond de quelque trou perdu dénué de corps de garde — avouait se contenter, faute d’argent, de l’ordinaire des soldats. Alors Anossov ordonnait immédiatement d’aller chercher les repas de ce pauvre diable à l’hôtel du Gouvernement, distant tout au plus de quelque deux cents pas.

C’est à K... qu’il se lia avec la famille Touganovskiï et s’attacha si étroitement aux enfants qu’il ne pouvait laisser passer un jour sans les voir. Quand les jeunes filles étaient invitées à quelque soirée ou que les nécessités du service le retenaient, il ne savait où se fourrer et errait comme une âme en peine dans les immenses pièces de son hôtel. Chaque été il prenait un congé d’un mois qu’il passait à « Iégorovskoïe », propriété des Touganovskiï située à une cinquantaine de verstes de K...

Il déversa sur ces enfants, particulièrement sur les filles, sa tendresse cachée et son besoin d’aimer. Il avait été jadis marié, mais dans des temps si lointains qu’il ne s’en souvenait plus. Sa femme s’était sauvée avec un acteur de passage, dont le veston de velours et les manchettes de dentelle l’avaient séduite. Jusqu’à sa mort, elle reçut une pension du général, mais ne put jamais se faire reprendre, en dépit de scènes de repentir et de lettres suppliantes. Elle ne lui avait pas donné d’enfants.

 

V

Contre toute attente la soirée fut calme et chaude : dans la salle à manger, aux fenêtres pourtant grandes ouvertes ainsi que sur la terrasse, les bougies brûlaient d’une flamme immobile. Pendant le dîner le prince Vassiliï Lvovitch divertit tout le monde. Il possédait un extraordinaire et fort original talent de conteur. Il prenait pour thème de ses récits un épisode véritable, où le principal rôle était joué par l’une des personnes présentes ou quelque ami commun, mais chargeait si bien les couleurs et, gardant le visage impassible, parlait d’un ton si sérieux que les auditeurs se pâmaient de rire. Ce soir-là il narrait le mariage manqué de Nicolas Nicolaïévitch avec une riche et belle dame : il n’y avait de vrai dans l’histoire que le refus de divorce opposé à la dame par son mari. Mais le prince entremêlait merveilleusement la fantaisie à la réalité. Il représentait le grave et quelque peu affecté Nicolas se sauvant la nuit en chaussettes et ses bottines sous le bras ; arrêté à un carrefour par un agent de police qui le prenait pour un voleur, il finissait, après d’interminables et orageuses explications, par le convaincre de sa qualité de procureur. À en croire le conteur, le mariage avait failli avoir lieu, mais, à la minute critique, la séquelle éhontée des faux témoins s’était mise en grève, exigeant une augmentation d’honoraires. Nicolas, par avarice (il était en réalité intéressé) s’y refusait sèchement, et, en tant qu’adversaire déclaré de toute grève, se référait à tel paragraphe du code sanctionné par tel jugement de la Cour de cassation. Alors, à la question sacramentelle : « quelqu’un connaît-il des empêchements à ce mariage ? » les faux témoins s’écriaient furieux : « Oui, oui. Toutes nos dépositions ne sont que mensonges commis sous les menaces du procureur. Quant au mari de cette dame, c’est vraiment, nous l’affirmons, l’homme le plus respectable du monde, chaste comme Joseph et d’une angélique douceur. »

Une fois lancé dans les histoires matrimoniales, le prince Vassiliï n’eut garde d’épargner son beau-frère, Gustave Ivanovitch Frièssé, qui, d’après ses dires, serait venu, le lendemain de ses noces, exiger, avec le concours de la police, l’expulsion de la jeune mariée du domicile paternel et son retour au foyer conjugal. Cette anecdote ne contenait qu’une parcelle infime de vérité : les premiers temps de son mariage Anna n’avait pu quitter le chevet de sa mère malade — Véra étant rentrée dans ses terres du midi aussitôt après le cérémonie — et le pauvre Gustave Ivanovitch s’était laissé aller à la tristesse et au découragement.

Ce récit mit les convives en joie. Anna elle-même eut un sourire de ses petits yeux clignotants. Gustave Ivanovitch éclata d’un rire sonore et enthousiaste et son maigre visage, tendu d’une peau lisse et brillante, aux rares cheveux clairs collés sur les tempes, aux yeux incrustés dans les orbites, ressemblait à un crâne dont le rictus découvrait des dents fort laides. Il adorait sa femme, ainsi qu’aux premiers jours, tâchait toujours de s’asseoir auprès d’elle, de la toucher comme par mégarde, et lui faisait la cour avec tant de passion et de naïve fatuité que l’on éprouvait bien souvent envers ce pauvre homme un sentiment de gêne et de pitié.

Avant de se lever de table, Véra Nicolaïèvna compta les convives. Ils étaient treize. Superstitieuse, elle se dit : « Quel dommage que je ne m’en sois pas aperçue plus tôt ! Vassia a eu tort de ne pas me prévenir par téléphone. »

Aux soirées intimes des Cheïne et des Frièssé, on jouait d’habitude au pokker après le dîner, car les deux sœurs aimaient à la folie les jeux de hasard. On avait même institué à cet effet un règlement spécial : on distribuait à tous les joueurs une quantité égale de jetons de valeur déterminée ; quand ceux-ci étaient tous passés en une seule main, le jeu cessait immédiatement, quelque désir qu’eussent les partners de le continuer. Cette sévère réglementation avait pour but de refréner les princesses Véra et Anna, que, dans l’emportement du jeu, rien ne pouvait arrêter. Il était rare que la perte générale atteignît de cent à deux cents roubles.

Pendant le pokker, Véra qui, ce soir-là, n’y participait pas, se dirigeait vers la terrasse, où l’on servait le thé, quand la femme de chambre l’arrêta avec un certain air de mystère.

— Qu’y a-t-il, Dacha[3] ? demanda sur un ton mécontent la princesse, en gagnant son boudoir. Quelle sotte mine vous faites ? Que tournez-vous là dans vos mains ?

Dacha posa sur la table un petit objet carré, soigneusement enveloppé dans du papier blanc ficelé d’une faveur rose.

— Ce n’est pas ma faute, Excellence, bégaya-t-elle, rougissant sous l’affront. Il est venu et m’a dit...

— Qui cela : « Il » ?

— Un commissionnaire, Excellence.

— Eh bien ?

— Il est venu à l’office et a posé ce paquet sur la table. « Remettez cela, dit-il, en mains propres à votre maîtresse. » — « De la part de qui ? » — « Tout est indiqué dans le paquet », répliqua-t-il en se sauvant.

— Rattrapez-le vite.

— Impossible, Excellence. C’est pendant le dîner qu’il est venu, il y a environ une demi-heure, et je n’ai pas osé déranger Votre Excellence.

— C’est bien. Allez.

D’un coup de ciseaux, Véra coupa la faveur qu’elle jeta dans une corbeille avec le papier portant son adresse. Elle découvrit alors un petit écrin de peluche rouge, qui semblait venir en droite ligne de chez un joaillier. Elle leva le couvercle doublé d’une soie bleu clair et aperçut, couché sur un fond de velours noir, un bracelet d’or ovale sous lequel reposait une lettre soigneusement pliée en huit. Elle la déplia rapidement, l’écriture lui en parut familière, mais, en vraie femme, elle la rejeta de côté et se mit tout d’abord à examiner le bijou.

C’était un bracelet d’or de bas aloi, très gros mais creux et complètement recouvert extérieurement de vieux petits grenats mal polis, au milieu desquels tranchaient cinq magnifiques grenats cabochons, chacun de la grosseur d’un pois, encerclant une ancienne et étrange petite pierre verte. Un mouvement machinal de Véra ayant mis le bracelet sous la pleine lumière de la lampe électrique, l’ovoïde surface lisse des pierres s’illumina soudain d’admirables feux aux profonds reflets cramoisis. « On dirait du sang », songea Véra, subitement anxieuse.

Elle se rappela la lettre, l’ouvrit et lut les lignes suivantes merveilleusement calligraphiées :

 

« Excellence

« Très honorée Princesse

« Véra Nicolaïèvna,

« Je prends la liberté de vous souhaiter respectueusement une bonne et joyeuse fête et de vous envoyer mon humble tribut de fidèle sujet. »

— « Ah ! encore cet individu ! » murmura Véra toute contrariée. Cependant elle poursuivit sa lecture :

« Je ne me serais jamais permis de vous offrir quelque objet choisi par moi personnellement ; je n’en ai pas le droit, et ne possède pour cela ni le goût, ni — je l’avoue — l’argent nécessaire. Au reste, je crois que nul trésor au monde n’est digne de vous parer.

« Mais ce bracelet appartenait à mon arrière-grand’mère et fut porté en dernier lieu par ma feue mère. Vous remarquerez, en son milieu, entre les cabochons, une pierre verte. C’est un grenat vert — le plus rare de tous. D’après une ancienne tradition, conservée dans notre famille, cette gemme a la propriété de communiquer aux femmes qui le portent le don de double vue, tout en chassant de leur esprit les pensées néfastes, et de préserver les hommes de la mort violente.

« Toutes les pierres ont été prises à un vieux bracelet d’argent et reportées sur celui-ci, que personne, soyez-en sûre, n’a jamais mis à son bras.

« Vous pouvez jeter ce jouet ridicule ou en faire cadeau à qui vous voudrez. Il me suffira de savoir que vos mains l’ont touché.

« Je vous supplie de ne pas m’en vouloir. Je rougis en me rappelant mon insolence d’il y a sept ans, lorsque vous étiez encore jeune fille et que j’osai vous écrire de sottes et extravagantes épîtres, et même attendre une réponse à ces divagations. Maintenant je n’éprouve plus pour vous qu’un infini respect, une éternelle admiration et un servile dévouement. Je ne sais plus que souhaiter à chaque minute votre bonheur et me réjouir de votre prospérité. Je m’incline profondément en pensée devant les meubles sur lesquels vous vous asseyez, devant le parquet que vous foulez aux pieds, devant les arbres que vous frôlez en passant, devant la servante à qui vous parlez. Je n’envie plus ni gens, ni choses.

« Je vous demande encore une fois pardon du dérangement que vous cause cette longue et inutile missive.

« Votre dévoué serviteur jusques et par delà la mort.

« G. S. J. »

 

« Faut-il, oui ou non, montrer cet envoi à Vassia ? Et quand ? Tout de suite ou après le départ des invités ? Mieux vaut plus tard, car maintenant, je me ridiculiserais en même temps que ce malheureux. »

Ainsi songeait la princesse Véra ; et cependant ses regards ne pouvaient se détacher des cinq flammes sanglantes qui scintillaient dans les profondeurs des cinq grenats.

 

VI

Sous le prétexte qu’il n’admettait aucun jeu de hasard et ne connaissait relativement bien que le whist, le colonel Ponomariov se laissa longtemps prier avant de consentir à jouer au pokker. Il fallut tout d’abord lui enseigner les règles du jeu, mais il se familiarisa si vite avec elles qu’au bout d’une demi-heure, tous les jetons s’élevaient en tas devant lui.

— Ce n’est vraiment pas permis ! s’écria Anna avec une brusquerie comique. Vous ne nous avez même pas donné le temps d’avoir des émotions !

Trois des invités, Spiéchnikov, le colonel et le vice-gouverneur, Allemand correct, niais et ennuyeux, étaient gens si compassés que Véra ne savait comment les distraire. Elle les réunit avec Gustave Ivanovitch autour d’une table de whist. De loin, Anna, en signe de remerciement, abaissa les paupières et sa sœur la comprit sans peine. Tout le monde savait que, lorsque Gustave Ivanovitch n’était pas plongé dans les cartes, il rôdait toute la soirée autour de sa femme, dont il excitait la mauvaise humeur par son béat sourire découvrant ses dents gâtées sur sa face de spectre.

Maintenant la soirée s’écoulait rapide, animée, sans contrainte aucune. Accompagné par Jenny Reiter, Vassioutchok chanta à demi-voix des canzonette populaires italiennes et des mélodies orientales de Rubinstein. Il n’avait qu’un filet de voix, mais juste, souple et de timbre agréable. Excellente musicienne, Jenny Reiter l’accompagnait toujours avec plaisir. On prétendait d’ailleurs qu’il lui faisait la cour.

Dans un coin, sur une couchette, Anna flirtait avec le hussard. Véra s’approcha d’eux et prêta l’oreille en souriant.

— Non, non, ne riez pas, disait gaiement Anna en accablant l’officier d’agressifs clignements de ses charmants yeux tatares. Vous considérez certainement comme un travail pénible, de caracoler en tête de votre escadron et de sauter des obstacles aux courses. Nos soucis sont autrement sérieux. Tenez, nous venons d’organiser une tombola. Vous croyez que c’était chose facile ? Fi ! Une foule énorme, une salle enfumée, une bande de concierges, camionneurs et Dieu sait encore quels individus qui nous accablaient de plaintes et de réclamations... Et toute la journée sur pieds... Et maintenant nous avons un concert en faveur des travailleuses intellectuelles, et puis un bal blanc...

— Pour lequel, vous ne refuserez pas, j’espère, de m’accorder la mazurke ? interrompit Baktinskiï en s’inclinant légèrement et claquant des éperons sous sa chaise.

— Merci... Mais mon grand tourment, c’est notre refuge. Vous comprenez ; un refuge pour les enfants vicieux.

— Parfaitement. Cela doit être très amusant ?

— Voulez-vous bien vous taire. Comment pouvez-vous rire de pareilles choses ? Mettez-vous à notre place. Nous désirons accueillir ces malheureux petits, corrompus par de mauvais exemples ou une fâcheuse hérédité, nous désirons leur prodiguer caresses et bons traitements...

— Hum ! fit le hussard.

— ... relever leur moralité, éveiller en leurs âmes le sentiment du devoir... Vous me comprenez ? Eh bien ! Figurez-vous que, parmi les centaines et les milliers de gamins qu’on nous amène chaque jour, il n’y en a pas un seul de gâté. Quand on demande aux parents si leur enfant est vicieux, ils se fâchent ! Notre refuge est inauguré, tout est prêt, et nous n’avons pas le moindre élève. Nous avons envie d’offrir une prime pour chaque enfant vicieux qu’on nous confiera.

— À quoi bon une prime, Anna Nicolaïèvna ? insinua sérieusement le hussard ; prenez-moi pour rien. Parole d’honneur, vous ne trouverez nulle part plus mauvais garçon.

— Taisez-vous ! On ne peut vous parler sérieusement, répliqua-t-elle dans un éclat de rire en se penchant, les yeux brillants, sur le dossier de la couchette.

Assis devant une grande table ronde, le prince Vassiliï Lvovitch montrait à sa sœur, à Anossov et à son beau-frère, un album familial illustré par lui de dessins humoristiques. Tous quatre riaient de si bon cœur, que ceux des invités que ne retenaient pas les cartes se joignirent bientôt à eux.

Cet album servait de complément, d’illustration, aux récits satiriques du prince Vassiliï. Avec un flegme imperturbable, il démontrait, par exemple : « L’Histoire des Exploits Amoureux du Brave Général Anossov en Turquie, Bulgarie et Autres Lieux », « Les Aventures du Petit-Maître Nicolas Boulat-Touganovskiï à Monte-Carlo », etc...

— Et maintenant, Mesdames et Messieurs, vous allez voir une courte biographie de notre bien-aimée sœur Lioudmila Lvovna, annonça-t-il en dardant sur sa sœur un rapide regard ironique. Première partie : l’enfance. « L’enfant grandissait, on l’appelait Lima. »

Sur une feuille de l’album, un dessin aux traits grossiers et intentionnellement enfantins, figurait une petite fille, dont le visage, bien qu’en profil, portait pourtant deux yeux, et dont les bras étendus étalaient des doigts disjoints, tandis que deux lignes brisées sortaient des jupes en guise de jambes.

— Personne ne m’a jamais appelée Lima, remarqua en riant Lioudmila Lvovna.

— Seconde partie. Premier amour. Un élève de l’École de Cavalerie, agenouillé devant la jeune Lima, lui offre une poésie de sa composition, où brillent de véritables perles dans le genre de celle-ci :

 

« Ton pied charmant, ton pied divin

« Fait voir que tu descends du ciel. »

 

La jambe est fidèlement reproduite.

— Ici le jeune homme décide l’innocente Lima à fuir le domicile paternel. Voici l’enlèvement. Et enfin le moment critique : le père irrité rejoint les fugitifs. Le pusillanime amoureux laisse en plan la douce Lima :

 

« Tu as perdu une heure à te poudrer,

« Et voici que ton père nous poursuit,

« Arrange-toi toute seule avec lui,

« Et moi je me cache dans les fourrés... »

 

À l’ « Histoire de Mademoiselle Lima » succédait une nouvelle intitulée : « La Princesse Véra et le Télégraphiste Amoureux. »

— Ce touchant poème n’est encore qu’illustré à la plume et aux crayons de couleur, expliqua sérieusement Vassiliï Lvovitch : le texte est en préparation.

— Ah ! ah ! remarqua Anossov, c’est une nouveauté, je ne connaissais pas encore cette histoire.

— La toute dernière nouveauté, le premier exemplaire paru.

Véra lui toucha légèrement l’épaule.

— Mieux vaut laisser cela, fit-elle. Mais ou Vassiliï Lvovitch n’entendit pas ses paroles, ou leur vrai sens lui échappa.

— Le commencement remonte à des temps préhistoriques. Un beau matin de mai, une jeune fille nommée Véra reçoit une lettre dont l’en-tête est orné de pigeons roucoulants. Voici la lettre et voici les pigeons.

« La lettre renferme une brûlante déclaration d’amour, libellée en dépit de toutes les règles de l’orthographe. En voici le début : « Délicieuse blondine, tu as soulevé dans ma poitrine une tempétueuse et bouillonnante mer de flamme. Tel un serpent venimeux, ton regard a enfoncé son aiguillon dans mon âme déchirée, etc... » La péroraison est plus modeste : « Pauvre télégraphiste de profession, mes sentiments sont pourtant dignes de Milord Georges[4]. Je n’ose pas vous dévoiler mon nom, par trop commun, et signe seulement de mes initiales : P. P. J. Je vous prie de me répondre « Poste restante ». — Et voici, Mesdames et Messieurs, le portrait du télégraphiste, fort heureusement exécuté aux crayons de couleur.

« Le cœur de Véra est percé (voici le cœur, voici la flèche), mais en jeune personne bien élevée, elle s’empresse de montrer la lettre à ses parents ainsi qu’à son fiancé et ami d’enfance, le jeune et beau Vassia Cheïne. Voici la scène, qu’expliquera, bien entendu, par la suite, une poésie appropriée.

« Vassia Cheïne rend à Véra sa bague de fiançailles. « Je ne veux pas nuire à ton bonheur, sanglote-t-il, mais je te supplie de ne pas prendre de décision trop hâtive. Réfléchis, contrôle tes sentiments et les siens. Ma pauvre enfant, tu ignores la vie et te laisses attirer par la flamme comme un papillon. Et moi, hélas !... je connais la froideur et l’hypocrisie du monde. Apprends que les télégraphistes sont aussi fallacieux que séduisants. Ils éprouvent une indéfinissable jouissance à prendre une innocente victime au piège de leur altière beauté et de leurs sentiments affectés, et à s’en moquer ensuite cruellement.

« Un an se passe. Emportée par le tourbillon de cette valse qu’est la vie, Véra oublie son admirateur et épouse le jeune et beau Vassia, mais le télégraphiste ne l’oublie pas. Le voici qui pénètre, déguisé en ramoneur et tout couvert de suie, dans le boudoir de la princesse Véra. Comme vous voyez, les traces de ses doigts et de ses lèvres se remarquent partout : sur les tapis, les coussins, les tentures, et même sur le parquet.

« Le voici de nouveau qui, travesti en paysanne, se fait engager comme laveuse de vaisselle ; mais l’excessive bienveillance du cuisinier Luc le contraint à prendre la fuite.

« Le voici dans un asile d’aliénés. — Ici il s’est fait moine, mais ne cesse d’envoyer à Véra des lettres passionnées et quotidiennes. Les taches d’encre représentent ses larmes.

« Enfin nous le retrouvons sur son lit de mort, léguant à Véra deux boutons de sa veste d’uniforme et un flacon à odeur rempli de ses larmes...

— Qui veut du thé ? demanda Véra Nicolaïèvna.

 

VII

Le long couchant automnal se mourait. La dernière bande pourprée, étroite fente séparant la terre et les nuages grisâtres, s’éteignit à l’extrême horizon. Bientôt on ne distingua plus ni la terre, ni les arbres, ni le ciel. Mais de grandes étoiles scintillaient dans la nuit noire et le phare lançait en l’air un jet de lumière bleue qui semblait se répandre sur la coupole céleste en un flot nébuleux. Les papillons de nuit heurtaient les globes de verre des lampes. Dans l’ombre et la fraîcheur les fleurs du parterre exhalaient une odeur plus pénétrante.

Spiéchnikov, le vice-gouverneur et le colonel Ponomariov étaient partis depuis longtemps en promettant de renvoyer la voiture chercher le général. Les autres invités s’étaient installés sur la terrasse. En dépit des protestations d’Anossov, les deux sœurs lui avaient passé sa capote et emmitouflé les jambes d’un plaid. Il avait devant lui une bouteille de vieux pommard, son vin préféré, et se laissait soigner par Véra et Anna qui, assises à ses côtés, remplissaient son verre de l’épais et lourd liquide, lui coupaient des tranches de fromage, lui allumaient des cigarettes, etc... Le vieux soldat exultait.

— Oui, voici l’automne, l’automne, l’automne, murmurait-il, en regardant la flamme des bougies et secouant pensivement la tête, L’automne... C’est dommage. Il va falloir que je parte. Les beaux jours ne font que commencer. Il ferait bon se laisser vivre ici au bord de la mer dans le calme et le silence.

— Et qui vous empêche de rester, grand-père ?

— Impossible, ma chérie, impossible. Le service... Mon congé expire... Pourtant ce serait délicieux... Comme les roses embaument : leur odeur monte jusqu’ici. Et cet été pendant les chaleurs, pas une fleur ne sentait, sauf les acacias qui puent les bonbons !

Véra prit dans un vase deux roses, l’une couleur chair et l’autre couleur carmin, et les enfila à la boutonnière du général. — Merci, Vérotchka. Anossov pencha la tête sur le bord de sa capote, aspira le parfum des fleurs et sourit soudain d’un bon sourire de vieillard.

— Je me souviens qu’un jour, je parcourais les rues de Bucarest, où nous avions pris nos quartiers. Une forte odeur de rose me surprit. Je m’arrêtai et aperçus par terre entre deux soldats un ravissant flacon de cristal rempli d’essence de roses, dont mes gaillards enduisaient déjà leurs bottes et leurs plaques de fusils. « Qu’avez-vous trouvé là ? » leur demandai-je. « Dieu sait quelle huile, Votre Haute Noblesse ! Nous avons voulu en mettre dans notre gruau, mais quoiqu’elle sente rudement bon, cette saleté vous emporte la bouche ! » Pour un rouble, ils me cédèrent volontiers la précieuse fiole, déjà à moitié vide, mais dont le contenu pouvait bien valoir encore une vingtaine de ducats. Charmés de l’aubaine, les soldats ajoutèrent : « Si vous voulez, Votre Haute Noblesse, voilà encore des pois turcs, nous avons beau les faire cuire, pas moyen de les ramollir. » Et ils me tendirent un sac de... café en grains. « Eh, leur dis-je, c’est là manger de Turcs et non de soldats ! » Fort heureusement, ils n’avaient pas eu l’idée de goûter à des pastilles d’opium, dont je vis quelques-unes écrasées de-ci de-là dans la boue...

— Grand-père, demanda Anna, dites-nous franchement, avez-vous jamais eu peur pendant une bataille ?

— Oui et non, Annitchka, si étrange que cela puisse paraître. Évidemment, si tu veux, j’ai eu peur. Quiconque se vante de n’avoir jamais salué les balles, est un détraqué ou un fanfaron. Tout le monde a peur : seulement, les uns savent se contenir et les autres non. Et vois-tu, si la peur demeure toujours identique, la retenue augmente avec l’habitude ; et c’est ce qui fait les héros et les braves. Cependant j’avoue avoir éprouvé un jour une frayeur mortelle.

— Racontez-nous cela, grand-père, supplièrent d’une seule voix les deux sœurs. Elles écoutaient encore les récits d’Anossov avec autant d’enthousiasme que dans leur jeune âge : Anna même, d’un geste involontairement enfantin, s’accouda sur la table et se prit le menton entre les paumes des mains. Un charme bon enfant animait les lentes et naïves histoires du général, souvenirs de guerre évoqués au moyen de tournures bizarres, gauches, livresques, et comme calqués sur quelque vieux et cher modèle.

— L’histoire est très courte, repartit Anossov. C’était sur la Chipka, en hiver, après ma contusion à la tête. Nous habitions quatre dans une cagna. Et voici qu’un beau matin je me réveille persuadé que je n’étais plus Jacques mais Nicolas, et rien ne pouvait m’en faire démordre. Finalement, comprenant confusément que mon esprit déménageait, je me plongeai la tête dans l’eau et recouvrai la raison.

— Que de conquêtes vous avez dû faire, Iakov Mikhaïlovitch, insinua Jenny Reiter ; car vous étiez sans doute fort beau dans votre jeunesse ?

— Mais grand-père est encore un très bel homme, s’écria Anna.

— Je n’ai jamais été un bel homme, rétorqua tranquillement Anossov. Cependant on ne me dédaignait pas. Ainsi pour en revenir à Bucarest, j’y eus une très touchante aventure. Lorsque nous entrâmes dans la ville, on tira en notre honneur, sur la grande place, une salve d’artillerie, qui brisa beaucoup de vitres. Pourtant des fenêtres sur lesquelles on avait eu soin de placer des verres d’eau restèrent intactes. Et savez-vous comment j’appris ce détail ? En arrivant au cantonnement qui m’avait été désigné, j’aperçus sur le rebord de la fenêtre une petite cage basse, sur laquelle était posé un grand récipient de cristal rempli d’une eau transparente où nageaient des poissons rouges : entre ceux-ci, un serin se prélassait sur une planchette. Un serin dans l’eau ! j’en fus tout éberlué, mais par la suite, en examinant les choses de plus près, je vis que le fond extérieur était creux et s’enfonçait si profondément dans le corps même du vase que l’oiseau pouvait facilement y voleter et s’y percher. Je dus reconnaître mon manque de perspicacité.

« En entrant, je remis mon billet de logement à une ravissante Bulgare, et lui demandai pourquoi la canonnade avait épargné ses fenêtres. Elle me répondit que c’était à cause de l’eau et m’expliqua en même temps le secret de la bouteille au serin. Tout en causant, nos regards se rencontrèrent, il passa entre nous comme une étincelle électrique, et je conçus pour la belle une soudaine, violente et irrésistible passion.

Le vieillard se tut et vida lentement son verre.

— Vous avez bien fini par vous déclarer ? interrogea la pianiste.

— Hum... évidemment. Mais ce fut une explication silencieuse. Voici comment la chose s’est passée...

— Grand-père, j’espère que vous ne nous ferez pas rougir, interrompit Anna en riant malicieusement.

— Non, non, notre roman fut tout à fait convenable. Il faut vous dire que, dans nos cantonnements, nous tombions sur toute espèce de gens, tandis qu’à Bucarest, nous fûmes tout de suite sur un tel pied d’intimité avec les habitants que lorsqu’un beau jour, je me mis à jouer du violon, les jeunes filles firent aussitôt toilette et accoururent danser, et cela devint une habitude quotidienne.

« Un soir que l’on dansait au clair de lune, j’entrai dans l’antichambre où s’était cachée ma Bulgare. En m’apercevant, elle fit semblant de trier des pétales de roses desséchés, dont, soit dit en passant, les gens de là-bas recueillent des sacs entiers. Mais je lui pris la taille, la serrai contre mon cœur et l’embrassai plusieurs fois...

« Depuis lors, dès que la lune apparaissait dans le ciel étoilé, j’allais rejoindre ma bien-aimée et oubliais en sa compagnie tous les soucis de la journée. Quand je dus partir en campagne, nous nous jurâmes un éternel amour et nous nous séparâmes pour toujours.

— C’est tout ? fit, toute désappointée, Lioudmila Lvovna.

— Que vous faut-il de plus ? répliqua le général.

— Excusez-moi, Iakov Mikhaïlovitch, mais où voyez-vous là de l’amour, ce n’est qu’une simple aventure de bivouac.

— À franchement parler, je ne sais, ma foi, si c’était là de l’amour ou quelque autre sentiment.

— N’avez-vous donc jamais connu le véritable amour ? Voyons, cet amour qui... qui... en un mot, un amour pur, sacré, éternel... N’avez-vous jamais aimé ?

— Eh ! que vous dirai-je ? conclut Anossov en se levant, après quelques instants d’hésitation. Sans doute n’ai-je pas aimé. Tout d’abord, je n’ai pas eu le temps : la jeunesse, la fête, les cartes, la guerre... Je croyais ne voir jamais la fin de ma vie, de ma jeunesse, de ma santé. Et puis, un beau jour, je me suis aperçu que je n’étais plus qu’une ruine... Et maintenant, Vérotchka, ne me retiens plus. Je vous fais mes adieux... Hussard, jeta-t-il à Bakhtinskiï, la nuit est chaude, partons à la rencontre de notre voiture.

— Je vous accompagnerai, grand-père, dit Véra.

— Et moi aussi, s’empressa d’ajouter Anna.

Avant de sortir, Véra s’approcha de son mari et lui dit à voix basse :

— Regarde dans le tiroir de mon bureau. Tu y trouveras un écrin et dedans une lettre. Lis-la.

 

VIII

Anna et Bakhtinskiï prirent les devants, suivis, à vingt pas, de Véra donnant le bras au général. La nuit était si noire que force leur fut de marcher en tâtonnant jusqu’à ce que leurs yeux, surpris du brusque passage de la lumière à l’obscurité, se fussent habitués aux épaisses ténèbres. Anossov, qui, malgré son âge, avait conservé une vue étonnante, dut aider sa compagne de route. De temps à autre, sa large main froide caressait tendrement la main de Véra qui s’appuyait légèrement sur un pli de sa manche.

— Cette Lioudmila Lvovna est bien ridicule, proféra tout à coup le général, comme suivant à haute voix le cours de ses pensées. Combien de fois ai-je fait cette observation : lorsqu’une dame — surtout une veuve ou une vieille fille — approche de la cinquantaine, il faut absolument qu’elle tourne autour des amours d’autrui. Ou elle s’adonne à l’espionnage, aux cancans, aux gorges chaudes ; ou elle se mêle d’organiser le bonheur de son prochain ; ou elle délaie des lieux communs sur la sublimité de l’amour. Quant à moi, je trouve qu’à notre époque on ne sait plus aimer. Je ne vois pas de véritable amour. Pas plus d’ailleurs que je n’en ai vu de mon temps !

— Que dites-vous là, grand-père ? objecta doucement Véra, en lui serrant légèrement le bras. Pourquoi cette calomnie ? N’avez-vous pas été marié ? C’est donc que vous avez aimé.

— Cela ne veut absolument rien dire, ma chère Vérotchka. Sais-tu comment je me suis marié ? Un beau jour, je me laisse entortiller par une belle et fraîche gamine : des seins qui bondissaient sous le corsage lorsqu’elle respirait, de longs cils qu’elle baissait en rougissant ; des joues fraîches ; un cou blanc, innocent, et des mains douces et potelées. Diable m’emporte ! Et le papa et la maman qui rôdent autour de nous, écoutent aux portes, et m’accablent de regards attristés, des regards de caniche fidèle. Et à chaque visite, à l’heure du thé, son pied me frôle sous la table, comme par mégarde, et, en prenant congé, nous échangeons des baisers rapides et furtifs. Bref, me voilà pincé. « Cher Nikita Antonovitch, je suis venu vous demander la main de votre fille ; c’est une créature angélique. » Et le papa a déjà les yeux mouillés et m’ouvre ses bras. « Cher ami. J’avais tout deviné depuis longtemps... Que Dieu vous bénisse ! Mais surtout choyez bien ce trésor ! » Et au bout de trois mois le « cher trésor » traîne un peignoir chiffonné sur des savates éculées, ne peigne jamais ses rares cheveux tout empapillotés, s’attrape comme une cuisinière avec les ordonnances, mais, avec les officiers, grimace, zézaye, glapit, roule des yeux. Et le plus crispant, c’est sa maudite manie de m’appeler devant tout le monde : « Jacques » en parlant du nez et traînant le mot, tiens comme cela : « J-a-a-a-cques ». Dépensière, poseuse, souillon, avide. Et des yeux faux, éternellement faux.., Maintenant tout cela est bien passé, la souffrance s’est calmée, émoussée ; et même je n’éprouve plus que de la reconnaissance envers ce cabotin... Heureusement que nous n’avions pas d’enfants !...

— Vous leur avez pardonné, grand-père ?

— Pardonné n’est pas le mot exact, Vérotchka. Les premiers temps j’étais comme enragé : si je les avais rencontrés, je les aurais certainement tués. Et puis, peu à peu, ma rage s’est apaisée et a finalement fait place au mépris. Et c’est parfait ainsi. Grâce à Dieu, je n’ai pas versé le sang inutilement, et j’ai évité le sort commun à la plupart des hommes. Sans cette vilaine histoire que serais-je en effet devenu ? Un mari complaisant, une bête de somme, une vache à lait, un paravent, une sorte d’ustensile de ménage indispensable... Non ! tout est pour le mieux, Vérotchka.

— Non, non, grand-père, vous avez beau dire, on sent encore dans vos discours vibrer un écho de l’ancienne offense... Vous généralisez votre expérience manquée. Sans aller chercher loin, prenez-nous pour exemple, mon mari et moi : peut-on vraiment traiter notre union de malheureuse ?

Anossov se tut assez longuement. Puis il laissa tomber comme à regret : — Soit, j’y consens... c’est une exception... Mais dans la plupart des cas, sais-tu pourquoi les gens se marient ?... Les femmes ? Par honte de rester filles, surtout quand leurs amies ont déjà trouvé preneurs. Par gêne de se sentir des bouches inutiles dans leurs familles. Par soif d’indépendance ; désir d’avoir leur chez soi, de devenir des « dames », des maîtresses de maison. Et puis par besoin, par pur besoin physique, d’être mères, de bâtir un nid. Les hommes se laissent guider par d’autres motifs. Tout d’abord, dégoût de la vie de garçon, du désordre et de la poussière dans leurs chambres, des dîners au restaurant, du linge déchiré et dépareillé, des dettes, des camarades par trop sans-gêne, etc... Ensuite sentiment bien net des avantages de la vie de famille pour la santé et la bourse. Puis envie d’avoir des enfants, illusion d’immortalité : « quand je mourrai, je laisserai pourtant sur terre une parcelle de moi-même ». Enfin — et ce fut mon cas — séduction de l’innocence. Où places-tu l’amour dans tout cela ? J’entends cet amour que l’on prétend « fort comme la mort », cet amour désintéressé, fait d’abnégation et de sacrifices, qui ne rêve qu’exploits à accomplir et affronte allègrement le martyre et le trépas ?... Attends un peu, je te vois venir... tu veux encore mettre en avant ton Vassia. Oui, c’est un brave garçon que j’estime fort ; et, qui sait, l’avenir mettra peut-être son amour en pleine lumière... Mais l’amour que j’ai en vue est étranger à toute contingence, à tout calcul, à tout compromis. C’est une tragédie, le plus grand mystère qui soit au monde !

— Grand-père, avez-vous jamais connu pareil amour ? demanda doucement Véra.

— Non, répliqua catégoriquement le vieillard. Cependant, je connais deux cas qui le rappellent. Mais l’un était inspiré par la bêtise et l’autre... est tout simplement lamentable... Veux-tu que je te les raconte ? Ce n’est pas long.

— Je vous en prie, grand-père.

— Eh bien, écoute. Le colonel d’un régiment de ma division (ce n’était pas le mien) était affligé d’une femme hideuse, rouge, osseuse, maigre et longue comme un échalas, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, plâtrée comme une vieille maison moscovite. Malgré cela, elle avait tous les traits d’une Messaline de régiment : tempérament, autorité, mépris des gens, passion du changement. Et morphinomane par dessus le marché.

« Or, un bel automne, arrive au régiment un blanc-bec de sous-lieutenant, frais émoulu de l’École Militaire. Un mois plus tard, cette vieille carcasse en avait fait sa proie. Il était devenu son page, son serviteur, son esclave ; au bal, il lui réservait toutes les danses, lui tenait le mouchoir et l’éventail, et sans prendre le temps d’endosser une pelisse, courait par les plus grands froids lui chercher sa voiture à la sortie. Rien de plus triste que de voir un frais et pur adolescent jeter son premier amour aux pieds d’une vieille courtisane rusée et despotique : si même il se tire pour cette fois de l’aventure, il n’en est pas moins perdu et marqué au coin pour toute la vie.

« Dès Noël, elle avait assez de lui et revint à une de ses anciennes passions. Mais lui ne put s’en détacher. Épuisé, amaigri, noirci, il la suivait tel un fantôme. Pour parler en style noble, « les ombres de la mort erraient sur son visage ». Sa jalousie était extrême : on prétend qu’il passait des nuits entières sous les fenêtres de la belle.

« Au printemps les officiers du régiment organisèrent un pique-nique, où l’on but beaucoup, comme il est de règle dans les divertissements de cette sorte. Le retour s’effectua de nuit, à pied, en longeant la voie ferrée. Soudain un train de marchandises s’avança à leur rencontre, escaladant fort lentement une côte assez raide. Quand la compagnie arriva à la hauteur des feux de la locomotive, cette gueuse murmura à l’oreille du sous-lieutenant : « Vous dites toujours que vous m’aimez. Cependant si je vous l’ordonnais, vous ne vous jetteriez pas sous le train. » Sans dire un mot l’autre prend sa course et le voilà sous la machine. Il avait, paraît-il, calculé son élan de manière à tomber entre les roues de devant et celles de derrière, qui l’eussent ainsi coupé en deux. Mais je ne sais quel idiot voulut le retenir et le tirer en arrière, mais n’y réussit pas. Le pauvre diable s’accrocha des mains aux rails et eut les deux poignets arrachés.

— Oh, quelle horreur ! s’écria Véra.

— Il dut abandonner le service. Une collecte de ses camarades lui permit de quitter la ville où il ne pouvait décemment rester : n’était-il pas un vivant reproche à la colonelle et à tout le régiment ? Et ce malheureux finit de la façon la plus honteuse... réduit à la mendicité, il mourut de froid sur je ne sais plus quel quai de Pétersbourg.

« Quant à l’autre cas, il est tout bonnement piteux. La femme était du genre de la première, mais belle et jeune. Elle se conduisait fort mal, au point de décontenancer des gens comme nous, pourtant peu sévères pour ces aventures conjugales. Quant au mari, il savait tout, voyait tout et... ne disait rien. Aux allusions de ses amis, il répondait en agitant les bras d’un geste découragé : « Laissez cela, laissez cela... Ce n’est pas mon affaire... Que ma Lénotchka soit heureuse !... » — Quel benêt.

« Finalement, elle se lia sérieusement avec un officier subalterne de leur compagnie, un certain lieutenant Vichniakov. Leur ménage à trois leur paraissait la forme d’union la plus légale du monde. Survint la guerre : à l’heure des adieux, sa conduite nous fit honte : elle n’eut pas un regard pour son mari, mais demeura pendue au cou de son lieutenant comme un diable à une branche. Nous avions tous pris place dans le wagon et le train s’ébranlait déjà que cette effrontée criait encore à son mari : « Surtout, veille bien sur Volodia[5] ! S’il lui arrive quelque chose, je m’en irai pour toujours et j’emmènerai les enfants ! »

« Tu te figures peut-être ce capitaine comme un lâche, une chiffe, une âme de libellule ?... Erreur complète. C’était un très brave soldat. Aux « Ouvrages Verts » il conduisit six fois à l’attaque d’une redoute turque sa compagnie qui, après l’affaire, fut réduite à quatorze hommes sur deux cents. Deux fois blessé, il refusa de se laisser évacuer. Les soldats l’adoraient et priaient Dieu pour lui.

« Mais elle avait ordonné... Sa Lénotchka le lui avait ordonné !

« Et il soignait comme une maman, comme une nounou, ce froussard, ce flémard, ce bourdon stérile de Vichniakov. Au bivouac, sous la pluie, dans la boue, il l’enveloppait de sa capote. Il le remplaçait aux travaux de sape pendant que l’autre fainéantait ou jouait au pharaon dans sa cagna. La nuit, il faisait la ronde à sa place, et cela, ma chère, à une époque où les bachi-bouzoucks égorgeaient nos postes avancés aussi tranquillement qu’une paysanne de Iaroslav coupe des trognons de choux dans son potager. Aussi, si triste à avouer que ce soit, nous nous réjouîmes tous quand nous apprîmes que Vichniakov était mort du typhus à l’hôpital... »

— Mais les femmes, grand-père : en avez-vous jamais rencontré qui aimassent sincèrement ?

— Certes, Vérotchka. Je dirai même qu’en amour, presque chaque femme est capable de l’héroïsme le plus élevé. Songe donc : elle embrasse, étreint, se donne, et la voilà déjà mère ! Pour une femme amoureuse, l’amour renferme tout le sens de la vie, tout l’univers ! Ce n’est pas sa faute si l’amour humain a pris des formes mesquines et s’est rapetissé jusqu’à devenir une commodité, une distraction. Les coupables sont les hommes, qui à vingt ans sont déjà des blasés — corps et âmes de lièvres — incapables de puissants désirs, d’actions héroïques, de tendresse et d’adoration devant l’amour. On prétend que tout cela existait auparavant, tout au moins dans les songes des meilleurs esprits et des meilleures âmes de l’humanité, poètes, romanciers, peintres, musiciens ? Je lisais dernièrement l’ « Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut »... Eh bien, crois-moi si tu veux, j’ai fondu en larmes. Voyons, ma chérie, dis-moi franchement dans le fond du cœur, toute femme ne rêve pas de semblable amour — un amour unique, discret, prêt à tous les pardons et à tous les dévouements ?

— Évidemment, évidemment, grand-père.

— Et quand cet amour fait défaut, les femmes se vengent. D’ici trente ans, — je n’y serai plus, mais tu le verras peut-être, Vérotchka, et tu te rappelleras ma prophétie — d’ici trente ans, les femmes jouiront dans le monde d’un pouvoir inouï. Elles s’habilleront comme des idoles indiennes. Elles nous traiteront, nous autres hommes, comme de méprisables, de serviles esclaves. Leurs lubies, leurs caprices les plus extravagants nous deviendront d’impérieuses obligations. Et tout cela parce que, pendant des générations entières, nous n’aurons pas su nous incliner dévotement devant l’amour. Ce sera sa vengeance. Tu connais la loi : la force d’action est égale à la force de réaction.

Après quelques instants de silence, Anossov soudain s’enquit :

— Dis-moi, Véra, si cela ne te contrarie pas, quelle est cette histoire de télégraphiste que nous a racontée ce soir le prince Vassiliï ? Qu’y a-t-il là dedans de vrai et d’inventé, suivant son habitude ?

— Cela vous intéresse vraiment, grand-père ?

— Comme tu voudras, comme tu voudras, Véra. Si cela t’est désagréable...

— Oh, pas du tout. Je m’en vais vous expliquer.

Et elle raconta au général tous les détails de l’aventure.

Deux ans avant son mariage, un insensé avait commencé à la poursuivre de son amour. Elle ne l’avait jamais vu et ignorait encore son nom à l’heure actuelle. Il s’était borné à lui écrire, signant ses lettres des initiales G. S. J. Une fois seulement il avait avoué occuper un humble poste de fonctionnaire — mais sans faire la moindre allusion au télégraphe. Il semblait suivre assidûment les traces de Véra, car ses billets mentionnaient exactement les réunions où elle s’était trouvée et les toilettes qu’elle y avait portées. Tout d’abord ses lettres, bien que toujours chastes, accusaient pourtant un caractère vulgaire et exubérant. « Mais, conclut Véra, depuis que je l’ai prié par écrit (surtout, grand-père, n’en dites rien, personne ne le sait) de ne plus m’importuner de ses effusions amoureuses, il ne me souffle plus mot de sa passion et ne m’écrit que fort rarement : à Pâques, au Nouvel An et le jour de ma fête. »

Pour finir, la princesse Véra parla du présent que venait de lui faire parvenir son admirateur secret et rapporta presque mot à mot au général le contenu de l’étrange lettre d’envoi.

— O..ui, fit celui-ci en traînant ses mots. Peut-être n’est-ce qu’un anormal, qu’un maniaque... mais, qui sait ? Peut-être aussi as-tu rencontré sur la route de la vie cet amour dont rêvent les femmes et dont les hommes sont désormais incapables... Mais je vois des lanternes s’avancer vers nous. C’est sans doute ma voiture.

Au même instant, retentit derrière eux le beuglement aigu d’une trompe, et la lumière crue de l’acétylène illumina la route ravinée d’ornières.

— Annotchka, cria Gustave Ivanovitch, monte... J’ai apporté tes affaires... Excellence, me permettrez-vous de vous reconduire ?

— Ah non, merci, mon cher, répliqua le général. Quel agrément trouvez-vous à cette maudite machine qui ne fait que trépider et puer ? Au revoir, Vérotchka. Maintenant, mes visites seront plus fréquentes, dit-il en baisant le front et les mains de Véra.

Tous prirent congé. Frièssé reconduisit Véra Nicolaïèvna jusqu’au portail de sa villa, et dans un brusque virage, sa voiture, haletant et mugissant, disparut dans la nuit.

 

IX

Troublée d’un pressentiment désagréable, la princesse Véra gravit les marches de la terrasse et rentra chez elle. Elle avait entendu de loin la voix perçante de son frère Nicolas et aperçut aussitôt sa haute et sèche silhouette, marchant rapidement de long en large. Assis à la table de jeu, Vassiliï Lvovitch tenait profondément inclinée sa grosse tête aux cheveux clairs rasés de court et traçait des lignes à la craie sur le drap vert.

— Il y a longtemps que j’insiste ! proférait Nicolas sur un ton irrité et en faisant de la main droite le geste de jeter à terre un fardeau invisible. — Il y a longtemps que j’insiste pour que l’on mette fin une fois pour toutes à ces sottes épîtres. Dès avant votre mariage, ne vous ai-je pas reproché, à Véra et à toi, de vous en amuser comme des enfants, et de n’en voir que le côté ridicule ?... Mais voici Véra fort à propos... Vérotchka, nous parlons de ton toqué, ton P. P. J. Je trouve cette correspondance impertinente et triviale.

— Il n’y a jamais eu de correspondance, interrompit froidement Cheïne. Il a été seul à écrire.

Véra rougit et s’assit sur un divan à l’ombre d’un grand latanier.

— Je m’excuse de l’expression, reprit Nicolas Nicolaïévitch en jetant à terre, comme s’il l’arrachait de sa poitrine, un invisible objet lourd.

— Je ne sais pourquoi tu l’appelles mon P. P. J., insinua Véra, encouragée par l’appui que lui prêtait son mari. C’est aussi bien le tien que le mien...

— Soit, je m’excuse encore une fois. Je prétends seulement que ses extravagances doivent cesser une fois pour toutes. À mon avis l’affaire en est arrivée à un point, où il n’est plus permis de plaisanter et de dessiner d’amusantes caricatures... Au reste, ce dont je me soucie et m’inquiète dans cette histoire, c’est du bon renom de Véra et du tien, Vassiliï Lvovitch.

— Oh ! Kolia, il me semble que tu exagères.

— Il se peut... Cependant vous risquez de vous trouver dans une fausse position.

— Je ne vois vraiment pas comment.

— Suppose que nous conservions cette horreur de bracelet — Nicolas souleva l’écrin rouge et le repoussa dédaigneusement — cette monstrueuse parure digne d’une femme de pope, ou que nous nous en défassions en le donnant par exemple à Dacha ; alors P. P. J. peut se vanter auprès de ses amis et camarades, de ce que la princesse Véra Nicolaïèvna Cheïne accepte ses cadeaux, et s’estimer par là même autorisé à continuer ses exploits. Demain, il enverra une bague de diamant, après-demain un collier de perles — et finalement nous le retrouverons accusé de faux ou de détournements et devrons figurer au procès en qualité de témoins... Agréable perspective !

— Non, non, il faut absolument renvoyer le bracelet ! s’écria Vassiliï Lvovitch.

— Certainement, acquiesça Véra, et même le plus tôt possible. Mais comment faire ? Nous ne connaissons ni son nom ni son adresse.

— Bagatelle ! répliqua dédaigneusement Nicolas Nicolaïévitch. Nous connaissons ses initiales : P. P. J., n’est-ce pas, Véra ?

— G. S. J.

— Parfait. En outre nous savons qu’il est fonctionnaire. Cela suffit amplement. Dès demain, je chercherai dans l’annuaire. Si par hasard, je n’y trouve pas le nom d’un fonctionnaire correspondant à ces initiales, je ferai venir un détective et lui donnerai ordre d’opérer des recherches immédiates que facilitera cette lettre écrite de la main du personnage. En un mot, demain à deux heures, je connaîtrai exactement le nom et l’adresse de cet individu et même l’heure à laquelle on peut le rencontrer chez lui. Alors, non contents de lui retourner son trésor, nous prendrons des mesures pour qu’il ne nous rappelle plus jamais son existence.

— Que comptes-tu faire ? demanda le prince Vassiliï.

— J’irai trouver le gouverneur et le prierai...

— Ah ! non, de grâce, pas le gouverneur. Tu sais que nos rapports sont plutôt tendus... Ce serait le meilleur moyen de nous ridiculiser.

— Alors, je m’adresserai au colonel de gendarmerie ; c’est un camarade de cercle. Qu’il convoque ce Roméo et le semonce vertement en le menaçant du doigt ; tu connais son geste ? Il effleure de l’index le nez de la personne qu’il désire intimider et, tandis que la main demeure immobile, il secoue son doigt en criant : « Cela, Monsieur, je ne le permettrai jamais ! »

— Fi ! avoir recours aux gendarmes ! dit Véra en se renfrognant.

— Véra a raison, affirma le prince. Mieux vaut ne mêler aucun étranger à l’affaire. Évitons les commérages... Tu connais les mœurs de notre ville : les gens y vivent comme dans des bocaux de verre... J’irai moi-même trouver ce... jeune homme... qui pourrait bien, après tout, être déjà sexagénaire. Je lui remettrai le bracelet et lui laverai sérieusement la tête...

— Dans ce cas-là, interrompit brusquement Nicolas Nicolaïévitch, je t’accompagnerai. Tu es trop mou. Laisse-moi le soin de lui parler... Et maintenant, mes amis, ajouta-t-il en tirant sa montre et y jetant un rapide coup d’œil, permettez-moi de me retirer. Je me tiens à peine debout et j’ai pourtant deux dossiers à compulser.

— Je ne sais pourquoi, mais ce malheureux me fait pitié, fit Véra après quelques instants d’hésitation

— Pitié bien mal placée ! répliqua aigrement Nicolas en se retournant sur le pas de la porte. Si quelqu’un de notre monde s’était permis pareille incartade, le prince Vassiliï l’eût immédiatement provoqué en duel, ou à son défaut, c’est moi qui l’eusse fait. Et, au temps passé, je l’aurais tout simplement fait bâtonner. Vassiliï Lvovitch, attends-moi demain à ton bureau, je te donnerai un coup de téléphone.

 

X

L’escalier tout souillé de crachats puait les souris, les chats, le pétrole et la lessive. Avant d’atteindre le sixième étage, le prince Vassilii Lvovitch s’arrêta.

— Attends un peu, dit-il à son beau-frère, laisse-moi respirer. Ah ! Kolia, mieux eût valu nous abstenir...

Ils montèrent encore deux marches. Le palier était si obscur que Nicolas Nicolaïévitch dut enflammer deux allumettes avant de pouvoir trouver le numéro de l’appartement.

Son coup de sonnette fit accourir une grosse femme aux yeux et aux cheveux gris, portant lunettes et légèrement voûtée, par suite, sans doute, de quelque maladie.

— Monsieur Joltkov est-il chez lui ? demanda Nicolas Nicolaïévitch.

Tenant l’huis entre-bâillé, la femme promenait de l’un à l’autre visiteur des regards soupçonneux et inquiets. Rassurée sans doute par leur mise décente, elle proféra, en ouvrant la porte :

— S’il vous plaît, Messieurs, la première porte à gauche.

Boulat-Touganovskiï frappa trois coups brefs et décidés, auxquels de l’intérieur répondit un léger bruit. Il frappa encore une fois.

— Entrez, — fit une voix faible.

La chambre était fort basse mais très longue et très large, de forme presque carrée. Deux fenêtres rondes, de vrais hublots, l’éclairaient à peine ; au reste, elle rappelait entièrement la grande chambre d’un cargo-boat. Le long d’une paroi s’allongeait un lit étroit, auquel faisait face un grand et large divan sur lequel était jeté un magnifique tapis d’Orient usé ; au milieu se dressait une table recouverte d’une nappe petite-russienne multicolore.

Les visiteurs n’aperçurent pas tout d’abord le visage du locataire ; il tournait le dos à la lumière et, dans son trouble, se frottait machinalement les mains : c’était un grand maigre à longs cheveux soyeux.

— Monsieur Joltkov, n’est-ce pas ? demanda Nicolas Nicolaïévitch avec hauteur.

— Joltkov. Pour vous servir. Enchanté, Messieurs. La main tendue, il fit deux pas dans la direction de Touganovskiï. Mais, comme s’il ne remarquait pas le geste, Nicolas Nicolaïévitch se tourna vers Cheïne.

— Je t’avais bien dit que nous ne nous étions pas trompés.

Les doigts nerveux de Joltkov coururent le long de son court veston brun, le boutonnant et le déboutonnant tour à tour. Finalement, il indiqua le divan et, saluant gauchement, laissa, comme à regret, tomber ces mots :

— S’il vous plaît, prenez place.

Maintenant, on distinguait en entier son fin visage de vierge, tout pâle, aux yeux bleus et au menton à fossette mutine. Il pouvait avoir de trente à trente-cinq ans.

— Je vous remercie, fit avec bonhomie le prince Cheïne, en l’examinant très attentivement.

— Merci, répondit sèchement Nicolas Nicolaïévitch. Tous deux restèrent debout. — Nous n’avons que deux mots à vous dire. Monsieur est le prince Vassiliï Lvovitch Cheïne, maréchal de noblesse de la province. Je suis son beau-frère Mirza-Boulat-Touganovskiï, procureur-substitut. L’affaire dont nous allons avoir l’honneur de vous entretenir nous regarde également tous deux le prince et moi, ou plutôt la princesse ma sœur.

Joltkov, complètement décontenancé, se laissa soudain tomber sur le divan et balbutia de ses lèvres raides : « S’il vous plaît, Messieurs, asseyez-vous. » Mais se rappelant sans doute sa précédente proposition infructueuse, il se leva en sursaut, courut à la fenêtre en se tirant les cheveux et revint à son point de départ. Et de nouveau ses mains tremblantes s’agitèrent, tourmentant ses boutons, tiraillant ses moustaches roussâtres, grattant son visage.

— Je suis à vos ordres, Excellence, dit-il d’une voix sourde en lançant à Vassiliï Lvovitch des regards suppliants.

Mais Cheïne ne souffla mot. Nicolas Nicolaïévitch engagea l’attaque :

— Tout d’abord, permettez-nous de vous retourner cet objet, commença-t-il, en tirant de sa poche l’écrin rouge qu’il déposa soigneusement sur la table. Il fait certainement honneur à votre goût, mais nous devons vous prier de ne plus renouveler ces sortes de surprises.

— Excusez-moi. Je n’ignore pas que je suis très coupable, murmura Joltkov, en rougissant et fixant le plancher des yeux. Vous me permettrez peut-être de vous offrir du thé ?

— Voyez-vous, Monsieur Joltkov, poursuivit Nicolas Nicolaïèvitch, faisant mine de n’avoir pas entendu les dernières paroles de Joltkov, je suis très heureux d’avoir trouvé en vous un homme comme il faut, un « gentleman » capable de comprendre à demi-mot. Je crois que nous nous entendrons rapidement. Si je ne me trompe, voilà sept ou huit ans que vous poursuivez de vos assiduités la princesse Véra Nicolaïèvna ?

— Oui, répondit doucement Joltkov, en baissant les paupières.

— Et jusqu’à présent, nous n’avons pris contre vous aucune mesure, bien que, convenez-en, nous eussions pu et dû le faire. N’est-il pas vrai ?

— Oui.

— Parfait. Mais votre dernière incartade — l’envoi de ce bracelet de grenats — a mis notre patience à bout. Je ne vous cacherai pas que notre première idée fut de nous adresser aux autorités, mais je suis heureux que nous ne l’ayons pas suivie, parce que, je le répète, j’ai immédiatement deviné en vous un homme d’honneur.

— Pardon. Comment avez-vous dit cela ? demanda tout à coup Joltkov en éclatant de rire. Vous vouliez vous adresser aux autorités ?... C’est bien ainsi que vous vous êtes exprimé ?

Il tira de sa poche un porte-cigarettes et des allumettes, s’assit commodément dans un coin du divan et se mit à fumer.

— Ainsi donc, vous disiez avoir d’abord eu l’idée de vous adresser aux autorités ? Mon prince, vous m’excusez de rester assis ? fit-il en s’adressant à Cheïne. Et ensuite ?

Le prince approcha une chaise de la table et s’assit. Il ne quittait pas des yeux le visage de cet étrange personnage et le considérait avec un profond étonnement et une sérieuse curiosité.

— Voyez-vous, mon cher, nous pourrons toujours, si besoin est, revenir à notre première idée, continua Nicolas Nicolaïévitch avec une pointe de légère insolence. S’introduire dans une famille étrangère...

— Pardon de vous interrompre...

— Non, pardon, laissez-moi parler, cria presque le procureur.

— Comme il vous plaira. Parlez. Je vous écoute. Mais j’ai quelques mots à adresser au prince Vassiliï Lvovitch.

Et sans plus faire attention à Touganovskiï, il dit :

— Voici venue la minute la plus pénible de ma vie. Il faut, mon prince, que je vous parle en dehors de toutes les conventions mondaines. Vous permettez ?

— J’écoute. — Ah, tais-toi, mon cher, fit Cheïne en remarquant un geste irrité de Touganovskiï. — Parlez... Pendant quelques secondes, Joltkov, comme s’il étouffait, aspira l’air à pleine bouche et soudain sembla se jeter d’un précipice ; il parlait des mâchoires : ses lèvres avaient la pâleur et l’immobilité de la mort.

— Il m’est pénible de prononcer cette phrase et de vous dire que j’aime votre femme. Pourtant sept ans d’amour discret et sans espoir m’en donnent le droit. Je reconnais avoir commis la sottise d’envoyer à Véra Nicolaïèvna, quand elle était encore jeune fille, des lettres ridicules et d’y avoir attendu réponse. J’avoue que l’envoi du bracelet fut une sottise encore plus grande. Mais... je vous regarde dans les yeux et je sens que vous me comprendrez... je sais que je n’aurai jamais la force de ne plus l’aimer.

« Dites-moi, mon prince, en supposant que ce sentiment vous déplaise, comment pourriez-vous l’extirper de mon cœur ? En me faisant expulser dans une autre ville, comme vient de le dire Nicolas Nicolaïévitch ? Mais n’y aimerais-je pas, tout comme ici, Véra Nicolaïèvna ? En obtenant mon emprisonnement ? Mais là aussi je pourrai lui rappeler mon existence. Il ne reste donc qu’un moyen : la mort... et si vous le voulez, je l’accepte, sous quelque forme que ce soit.

— Au lieu de causer sérieusement, nous tombons dans le mélodrame, interrompit Nicolas Nicolaïévitch en se couvrant. L’affaire est bien simple : ou vous cesserez définitivement d’importuner la princesse Véra Nicolaïèvna, ou nous prendrons les mesures que nous permettent notre situation, nos relations, etc.

Mais Joltkov, bien qu’il l’eût fort bien entendu, n’accorda même pas un regard à Touganovskiï ; et s’adressant au prince Vassiliï Lvovitch :

— Permettez-moi, lui demanda-t-il, de m’absenter un quart d’heure ? Je ne vous cache pas mon intention de téléphoner à la princesse Véra Nicolaïèvna. Soyez sûr que je vous redirai, de notre entretien, tout ce qui pourra l’être.

— Allez, dit Cheïne.

Quand ils furent seuls, Nicolas Nicolaïévitch accabla immédiatement son beau-frère de reproches :

— Ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre, cria-t-il, en faisant de la main droite le geste favori de se débarrasser d’un objet invisible. Il était convenu que tu me laisserais mener l’entretien ; et pourtant, tu t’en es mêlé et, bien entendu, t’es laissé émouvoir et lui as permis de donner libre cours à ses sentiments. Alors que moi, j’aurais terminé l’affaire en deux mots.

— Attends, répliqua Vassiliï Lvovitch, tout va s’expliquer immédiatement. Je vois d’après son visage que cet homme est incapable de tromper et de mentir sciemment. En vérité, mon cher, est-il coupable d’aimer, et peut-on vraiment se rendre maître d’un sentiment tel que l’amour — un sentiment qui n’a jamais encore trouvé d’exact commentateur ? — Après quelques instants de réflexion, le prince ajouta : J’ai pitié de cet homme, je dirai même davantage : je me sens en présence d’une profonde tragédie morale et je n’ai pas ici le courage de plastronner.

— Tu raisonnes en « décadent » ! grommela Nicolas Nicolaïévitch.

Au bout de dix minutes Joltkov revint. Ses yeux brillaient, comme gonflés de larmes non versées. On voyait qu’il avait oublié toutes les convenances mondaines et ne se souciait plus d’observer une tenue de gentleman : la nerveuse sensibilité du prince Cheïne s’aperçut tout de suite de ce changement.

— Je suis prêt, déclara-t-il, et dès demain vous n’entendrez plus parler de moi. Je suis comme mort pour vous. À une seule condition cependant. C’est à vous que je m’adresse, prince Vassiliï Lvovitch. Voyez-vous, de toutes façons, je dois quitter cette ville, car j’ai détourné des fonds appartenant à l’État. Permettez-moi d’écrire une dernière lettre à la princesse Véra Nicolaïèvna.

— Non. Il faut en finir d’un coup. Aucune lettre, cria Nicolas Nicolaïévitch.

— Soit. Écrivez, — acquiesça Cheïne.

— Et c’est tout, proféra solennellement Joltkov en souriant. Vous n’entendrez plus, je le répète, parler de moi et, bien entendu, ne me reverrez jamais. La princesse Véra Nicolaïèvna n’a même pas voulu me parler. Quand je lui ai demandé si elle me permettait de rester ici afin de l’apercevoir parfois de loin sans me montrer à ses yeux, elle m’a répliqué : « Ah ! si vous saviez comme je suis excédée de cette histoire. Je vous prie d’y mettre fin au plus tôt. » Eh bien, j’y mets fin. Que puis-je faire davantage ?

Le soir, quand Vassiliï Lvovitch eut regagné sa villa, il se crut obligé de raconter à sa femme tous les détails de son entretien avec Joltkov.

Bien que troublée, Véra ne manifesta ni étonnement, ni confusion. Mais, la nuit, quand son mari vint la rejoindre au lit, elle lui dit en se retournant contre le mur :

— Laisse-moi. Je sais que cet homme se tuera.

 

XI

La princesse Véra Nicolaïèvna ne lisait jamais de journaux, d’abord parce qu’ils lui salissaient les mains, et ensuite parce qu’elle n’arrivait pas à comprendre la langue qu’on y écrit aujourd’hui.

Mais le sort voulut qu’elle en ouvrît justement un ce jour-là et tombât sur la page et la colonne où s’étalait l’entrefilet suivant :

« Une mort mystérieuse. — Hier soir vers sept heures, un Sieur G. S. Joltkov, employé à la Cour des comptes, s’est donné la mort. D’après une lettre laissée par le défunt, ce suicide paraît devoir être motivé par des détournements commis au préjudice de l’État. Des témoins ayant pu établir que Joltkov s’était tué volontairement, il ne sera pas procédé à l’autopsie du cadavre. »

Véra se prit à songer :

« Pourquoi donc avais-je prévu cette fin tragique ? Et quel sentiment guidait au juste cet infortuné : amour ou folie ? »

Toute la journée elle parcourut le jardin et le verger : son trouble, croissant de minute en minute, ne lui permettait pas de rester en place. Sa pensée ne pouvait se détacher de cet inconnu, qu’elle n’avait jamais vu et ne reverrait sans doute jamais, de ce ridicule P. P. J. Et les paroles d’Anossov lui revinrent en mémoire :

« Qui sait ? peut-être as-tu croisé sur ton chemin le véritable, le tout-puissant Amour. »

À six heures, le facteur passa. Cette fois Véra Nicolaïèvna reconnut l’écriture de Joltkov et, en ouvrant la lettre, se sentit envahir par une tendresse inattendue.

Voici ce que disait l’ultime missive de Joltkov :

 

« Ce n’est pas ma faute, Véra Nicolaïèvna, si Dieu a daigné m’accorder la suprême félicité de mon amour pour vous. Rien dans la vie ne m’intéresse : ni politique, ni science, ni philosophie, ni souci du bonheur futur des hommes — rien — à part vous. J’ai conscience d’être entré comme un coin dans votre existence : si vous le pouvez, pardonnez-moi. Je pars tantôt pour ne plus revenir et rien ne me rappellera plus jamais à vous.

« Je vous suis infiniment reconnaissant du fait seul que vous existez. J’ai contrôlé mes sentiments : ce n’est pas une maladie, une manie, c’est bien de l’Amour, un amour que Dieu m’a sans doute octroyé en récompense de je ne sais quelle bonne action.

« Qu’importe si je fus ridicule à vos yeux et à ceux de votre frère Nicolas Nicolaïévitch ! Je m’en vais en proclamant avec transport : « Que votre nom soit sanctifié ! »

« Il y a huit ans, je vous aperçus dans une loge de cirque et, dès la première seconde, je me dis : je l’aime, parce que rien au monde ne lui ressemble, parce que rien ne lui est supérieur, parce qu’aucune bête, aucune plante, aucune étoile, aucune créature humaine n’est plus belle ni plus douce. Toute la beauté de la terre semblait s’être incarnée en vous...

« Que pouvais-je faire ? Me sauver dans une autre ville ? Mais mon cœur n’eût cessé d’être auprès de vous, à vos pieds, chaque instant de mes journées eût été rempli de vous, vers vous auraient volé toutes mes pensées, tous mes rêves... délicieux délire... J’ai honte et rougis mentalement de cette sotte histoire de bracelet, et me figure l’impression qu’elle a produite sur vos invités. Mais il est permis de se tromper.

« Dans dix minutes je ne serai plus. Je veux seulement jeter moi-même cette lettre à la poste. Vous la brûlerez sans doute. Et moi je viens d’allumer mon poêle et j’y brûle ce que je possédais de plus sacré : votre mouchoir (vous l’aviez laissé tomber à un bal du Cercle de la Noblesse et je m’en emparai) ; le billet dans lequel vous m’interdisiez de vous écrire (oh ! de combien de baisers l’ai-je couvert !) ; le catalogue d’une exposition de tableaux, que vous oubliâtes un jour sur une chaise... C’est fini. J’ai tout détruit... et pourtant je crois, et même je suis sûr que vous vous souviendrez de moi. Si un jour vous vous souvenez de moi, alors... je sais que vous êtes musicienne, car c’est aux quatuors de Beethoven que j’ai eu le plus souvent occasion de vous voir... si donc vous vous souvenez de moi, jouez-vous ou faites-vous jouer la sonate en ré dièse N. 2. Op. 2.

« Je ne sais comment terminer cette lettre. Du fond de l’âme, je vous remercie d’avoir été l’unique joie, l’unique consolation, l’unique pensée de ma vie. Soyez heureuse et qu’aucun souci ne trouble plus désormais votre belle âme. Je vous baise les mains.

« G. S. J. »

 

Les yeux rouges de larmes et les lèvres gonflées, Véra vint trouver son mari et dit, en lui montrant la lettre :

— Je ne veux rien te cacher : je sens que quelque chose d’horrible a fait irruption dans notre vie. Nicolas Nicolaïévitch et toi n’avez sans doute pas agi comme il fallait.

Le prince Cheïne lut attentivement la lettre, la plia soigneusement, et, après un long silence, déclara :

— Je ne doute pas de la sincérité de ce malheureux, bien plus, je ne me permets pas d’analyser le sentiment qu’il éprouvait pour toi.

— Il est mort ? demanda Véra.

— Oui, il est mort. Pour moi, il t’aimait et n’était nullement fou. Je ne l’ai pas quitté des yeux et j’ai étudié à loisir chaque mouvement, chaque changement de son visage. Il ne pouvait vivre sans toi. Je me suis cru en présence de quelque terrible maladie mortelle et j’ai même presque deviné la présence de la mort. Je ne savais que faire ni comment me tenir...

— Vâssenka, interrompit Véra, te serait-il pénible de me laisser visiter ce mort ?

— Non, non, Véra. Et même je t’accompagnerais, si Nicolas ne m’avait gâté toute l’affaire ; je craindrais de me sentir mal à l’aise.

 

XII

Véra Nicolaïèvna fit arrêter sa voiture deux rues avant la Luteranskaïa. Ayant trouvé sans grande difficulté le logis de Joltkov, elle fut reçue par la grosse Polonaise aux yeux gris et aux lunettes d’argent, qui, tout comme la veille, demanda :

— Vous désirez ?

— Monsieur Joltkov, murmura-t-elle.

Sans doute son costume, son chapeau, ses gants et son ton quelque peu hautain produisirent-ils une grande impression sur la loueuse, qui tout de suite engagea la conversation.

— Entrez, Madame, entrez... la première porte à gauche... Il nous a quittés si rapidement. La belle affaire vraiment que ce détournement ! Que ne m’en a-t-il touché mot ! On ne s’enrichit guère, vous le savez, en louant des chambres à des célibataires. Pourtant, j’aurais pu lui prêter six à sept cents roubles. Si vous saviez, pani[6], quel être exquis c’était. Depuis huit ans qu’il habitait chez moi, je ne le considérais pas comme un locataire, mais comme mon propre frère.

Véra se laissa tomber sur une chaise de l’antichambre.

— J’étais une amie de votre locataire, dit-elle en choisissant ses mots. Racontez-moi, je vous prie, les derniers instants de sa vie ; qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il dit ?

— Pani, deux messieurs sont venus et lui ont longuement parlé ; il m’a dit plus tard qu’ils lui avaient offert une place de gérant de propriété. Puis pan Ioji[7] a couru au téléphone et en est revenu tout joyeux. Quand les deux visiteurs furent partis, il écrivit une lettre qu’il alla lui-même jeter à la boîte. Quelques instants après son retour, nous crûmes entendre un coup de pistolet d’enfant, mais n’y fîmes pas attention. À sept heures, il avait l’habitude de prendre le thé : Loukéria — ma servante — alla frapper à sa porte, mais il ne répondit pas. Nos appels demeurant infructueux, nous enfonçâmes la porte... il était déjà mort.

— Dites-moi quelque chose du bracelet.

— Ah ! ah ! oui, le bracelet, j’avais oublié. Comment savez-vous cela ? Avant d’écrire la lettre, il est venu me trouver et m’a demandé : « Vous êtes catholique, n’est-ce pas ? » — « Mais oui, » répondis-je. Alors, il me dit : « Vous avez une charmante coutume — c’est sa propre expression, Madame, une charmante coutume — celle de suspendre à la statue de la Vierge, des bagues, des colliers, des cadeaux. Eh bien, promettez-moi d’accrocher ce bracelet à votre icône. » — Je le lui promis.

— Voulez-vous me permettre de le voir ?

— S’il vous plaît, pani, s’il vous plaît. La première porte à gauche. On voulait l’emmener tantôt à la salle de dissection, mais son frère a obtenu qu’on l’enterrât chrétiennement. Je vous prie, pani, je vous prie.

Véra rassembla ses forces et ouvrit la porte. Dans la chambre, où brûlaient trois bougies de cire, flottait une odeur d’encens. Sur la table, posée de biais, gisait Joltkov. Sa tête reposait très bas sur un pauvre petit oreiller, placé là comme à dessein, dans la certitude que le cadavre ne protesterait pas. De ses yeux clos émanait une profonde gravité et sur ses lèvres errait un sourire de sereine béatitude, comme s’il eût appris, en partant, quelque doux et profond secret, clef de toute sa vie terrestre. Véra se souvint d’avoir constaté cette même expression d’apaisement sur les masques de deux grands martyrs : Pouchkine et Napoléon.

— Si vous voulez, pani, je vais me retirer, dit la vieille femme en donnant à sa voix une intonation discrètement intime.

— Oui, c’est cela, je vous rappellerai, dit Véra.

Quand elle fut seule, elle tira d’une petite poche de côté une superbe rose rouge, qu’elle plaça de la main droite sur la poitrine du cadavre, tout en lui relevant la tête de la main gauche. À cet instant elle comprit qu’elle avait côtoyé cet amour dont rêvent toutes les femmes. Elle se rappela les paroles presque prophétiques du général Anossov sur l’amour exclusif, éternel. Alors, écartant les cheveux du mort, elle lui serra les tempes entre les mains et embrassa d’un long baiser d’ami son front marqué de la froideur humide de la mort

Quand elle sortit, la logeuse lui dit sur ce ton insinuant qu’affectionnent les Polonais :

— Pani, je vois que vous n’êtes pas venue comme les autres, par simple curiosité. Avant de mourir, pan Joltkov m’a dit : si je meurs et qu’une dame vienne me visiter, dites-lui que le chef-d’œuvre de Beethoven, c’est... Attendez, pani, il a même pris la peine de le noter. Regardez...

— Montrez, montrez... s’écria Véra qui soudain fondit en larmes : Je vous demande pardon, l’impression de la mort m’est si pénible que je ne puis me retenir.

Et elle déchiffra ces quelques mots, écrits d’une main bien connue :

L. van Beethoven. Sonate n° 2. Op. 2. Largo appassionato.

 

XIII

Véra Nicolaïèvna rentra chez elle fort tard et fut heureuse de n’y trouver ni son mari, ni son frère.

Par contre Jenny Reiter l’attendait ; émue de ce qu’elle avait vu et entendu, Véra se jeta à son cou, et baisant ses belles mains, la supplia :

— Jenny, chérie, joue-moi quelque chose. Puis, elle se sauva au jardin et s’y laissa tomber sur un banc.

Elle était à peu près sûre que Jenny attaquerait le passage de la seconde sonate, demandé par ce pauvre mort qui portait le nom si ridicule de Joltkov.

En effet, dès les premiers accords, elle reconnut ce profond, cet extraordinaire, cet unique chef-d’œuvre. Et son âme parut se dédoubler. Elle songea qu’elle avait laissé passer un grand amour, un de ces amours qui ne se répètent qu’une fois tous les mille ans. Elle se rappela les paroles d’Anossov et se demanda pourquoi ce malheureux avait justement choisi pour la lui faire écouter — contre sa volonté — cette sonate de Beethoven. Et dans sa tête se formaient des phrases en harmonie si étroite avec la musique qu’elles paraissaient des couplets au refrain unique : « Que votre nom soit sanctifié ! »

« Dans la suavité des sons, je vous montrerai une vie joyeusement résignée à la douleur, au martyre et à la mort. Je n’ai connu ni plaintes, ni reproches, ni blessures d’amour-propre. Devant vous, je ne sais que prier. « Que votre nom soit sanctifié ! »

« Oui, je prévois la souffrance, le sang et la mort. Je n’ignore pas que l’âme et le corps se séparent dans un déchirement. Mais gloire à vous, mon adorée, louange passionnée et respectueux amour ! Que votre nom soit sanctifié ! »

« J’évoque chacun de vos pas, de vos sourires, de vos regards, chaque son, chaque mouvement de votre démarche. Une douce, une calme, une adorable tristesse auréole mes derniers souvenirs. Mais je ne vous causerai aucun chagrin. Je m’en vais en silence, suivant l’arrêt du sort et de Dieu. « Que votre nom soit sanctifié ! »

« Dans mon atroce agonie, ma prière monte vers vous, uniquement. Pourtant la vie aurait pu m’être belle. Ne murmure point, mon cœur, résigne-toi. Mon âme appelle la mort, mais mon cœur chante votre los : « Que votre nom soit sanctifié ! »

« Vous et les gens qui vous entourent, ignorez combien vous fûtes belle. L’heure sonne. Il est temps. Je me meurs, mais dans l’angoisse suprême, je chante encore : Louange à vous !

« Voici la consolatrice, la pacificatrice éternelle. Louange à vous ! »

La princesse Véra étreignit le tronc d’un acacia et fondit en larmes. L’arbre tressaillit doucement, et sous le souffle d’une brise légère, un frisson sympathique courut parmi les feuilles. Cependant la divine musique semblait se conformer à son chagrin et chantait maintenant :

« Calme-toi, mon adorée, calme-toi. Tu te souviens de moi ? Oui, n’est-ce pas ? Tu fus mon unique, mon suprême amour. Songe à moi et je ne te quitterai pas, car nous ne nous sommes aimés qu’un instant, mais pour l’éternité. Te souviens-tu de moi ? te souviens-tu ? te souviens-tu ? Je sens poindre tes larmes. Calme-toi. Je dors si doucement, doucement, doucement... »

... Quand Jenny Reiter eut fini de jouer, elle sortit dans le jardin et aperçut la princesse Véra effondrée toute en pleurs, sur un banc.

— Qu’as-tu ? demanda la pianiste anxieuse.

Les yeux luisants de larmes, Véra lui couvrit le visage, les lèvres, les yeux de baisers fiévreux, angoissés.

— Non, non, fit-elle enfin. Ce n’est rien. Maintenant il m’a pardonné.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 7 janvier 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Nom donné par les marins de la Mer Noire au Trigla hirundo, trigle hirondelle ou rouget grondin, appelé encore, sur certaines côtes de France, corbeau de mer ou galline. — H. M.

[2] Diminutif très familier de  Vassiliï (Basile). — H. M.

[3] Diminutif de Daria. — H. M.

[4] Héros d’un livre populaire russe : « Les Aventures de Milord Georges », dont les personnages singent la langue de la bonne compagnie. — H. M.

[5] Diminutif caressant de Vladimir. — H.  M.

[6] Pani, madame, en polonais. — H. M.

[7] Monsieur Joltkov. — H. M.